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UNE RÉCEPTION DANS LA BOHÈME.

— Son art ? dit Colline, de quoi il joue ? Littérature et philosophie mêlées.

— Quelles sont ses connaissances philosophiques ?

— Il pratique une philosophie départementale. Il appelle l’art un sacerdoce.

— Il dit sacerdoce ! fit Rodolphe avec épouvante.

— Il le dit.

— Et en littérature quelle est sa voie ?

— Il fréquente Télémaque.

— Très-bien, dit Schaunard en mâchant le foin des artichauts.

— Comment ! très-bien, imbécile ? interrompit Marcel ; ne t’avise pas de répéter cela dans la rue.

Schaunard, contrarié de cette réprimande, donna par-dessous la table un coup de pied à Phémie, qu’il venait de surprendre faisant une invasion dans sa sauce.

— Encore une fois, dit Rodolphe, quelle est sa condition dans le monde ? de quoi vit-il ? son nom ? sa demeure ?

— Sa condition est honorable, il est professeur de toutes sortes de choses au sein d’une riche famille. Il s’appelle Carolus Barbemuche, mange ses revenus dans des habitudes de luxe et loge rue Royale, dans un hôtel.

— Un hôtel garni ?

— Non, il y a des meubles.

— Je demande la parole, dit Marcel. Il est évident pour moi que Colline est corrompu ; il a vendu d’avance son vote pour une somme quelconque de petits verres. N’interromps pas, fit Marcel, en voyant le philosophe se lever pour protester, tu répondras tout à l’heure. Colline, âme vénale, vous a présenté cet étranger sous un aspect trop favorable pour qu’il soit l’image de la vérité. Je vous l’ai dit, j’entrevois les desseins de cet étranger. Il veut spéculer sur nous. Il s’est dit : Voilà des gaillards qui font leur chemin ; faut me fourrer dans leur poche, j’arriverai avec eux au débarcadère de la renommée.

— Très-bien, dit Schaunard ; est-ce qu’il n’y a plus de sauce ?

— Non, répondit Rodolphe, l’édition est épuisée.

— D’un autre côté, continua Marcel, ce mortel insidieux que patronne Colline n’aspire peut-être à l’honneur de notre