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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

avec l’heure. Les trois ménages étaient à table et se livraient à une orgie d’artichauts à la poivrade.

— Fichtre ! dit Colline, on fait bonne chère ici, ça ne pourra pas durer. Je viens, dit-il ensuite, comme ambassadeur du mortel généreux que nous avons rencontré hier soir au café.

— Enverrait-il déjà redemander l’argent qu’il a avancé pour nous ? demanda Marcel.

— Oh ! fit mademoiselle Mimi, je n’aurais pas cru ça de lui, il a l’air si comme il faut ?

— Il ne s’agit pas de ça, répondit Colline ; ce jeune homme désire être des nôtres, il veut prendre des actions dans notre société, et avoir une part dans les bénéfices, bien entendu.

Les trois bohèmes levèrent la tête et s’entre-regardèrent.

— Voilà, termina Colline ; maintenant la discussion est ouverte.

— Quelle est la position sociale de ton protégé ? demanda Rodolphe.

— Ce n’est pas mon protégé, répliqua Colline : hier soir, en vous quittant, vous m’aviez prié de le suivre ; de son côté, il m’a invité à l’accompagner, ça se trouvait parfaitement bien. Je l’ai donc suivi ; il m’a abreuvé une partie de la nuit d’attentions et de liqueurs fines, mais j’ai néanmoins gardé mon indépendance.

— Très-bien, dit Schaunard.

— Esquisse-nous quelques-uns des traits principaux de son caractère, fit Marcel.

— Grandeur d’âme, mœurs austères, a peur d’entrer chez les marchands de vin, bachelier ès lettres, hostie de candeur, joue de la contre-basse, nature qui change quelquefois cinq francs.

— Très-bien, dit Schaunard.

— Quelles sont ses espérances ?

— Je vous l’ai déjà dit, son ambition n’a pas de bornes ; il aspire à nous tutoyer.

— C’est-à-dire qu’il veut nous exploiter, répliqua Marcel. Il veut être vu montant dans nos carrosses.

— Quel est son art ? demanda Rodolphe.

— Oui, continua Marcel, de quoi joue-t-il ?