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UN CAFÉ DE LA BOHÈME.

nouvel appel de la sonnette, il monta lui-même et s’adressa à Colline, pour qui il avait une certaine estime. Colline lui expliqua qu’on désirait célébrer chez lui la solennité du réveillon, et qu’il voulût bien faire servir ce qu’on lui avait demandé.

Le cafetier ne répondit rien, il s’en alla à reculons en faisant des nœuds à sa serviette. Pendant un quart d’heure il se consulta avec sa femme, et, grâce à l’éducation libérale qu’elle avait reçue à Saint-Denis, cette dame, qui avait un faible pour les beaux-arts et les belles-lettres, engagea son époux à faire servir le souper.

— Au fait, dit le cafetier, ils peuvent bien avoir de l’argent, une fois par hasard. Et il donna ordre au garçon de monter en haut tout ce qu’on lui demandait. Puis il s’abîma dans une partie de piquet avec un vieil abonné. Fatale imprudence !

Depuis dix heures jusqu’à minuit le garçon ne fit que monter et descendre les escaliers. À chaque instant on lui demandait des suppléments. Musette se faisait servir à l’anglaise et changeait de couvert à chaque bouchée ; Mimi buvait de tous les vins dans tous les verres ; Schaunard avait dans le gosier un Sahara inaltérable ; Colline exécutait des feux croisés avec ses yeux, et, tout en coupant sa serviette avec ses dents, pinçait le pied de la table, qu’il prenait pour le genoux de Phémie. Quant à Marcel et Rodolphe, ils ne quittaient point les étriers du sang-froid, et voyaient, non sans inquiétude, arriver l’heure du dénoûment.

Le personnage étranger considérait cette scène avec une curiosité grave ; de temps en temps on voyait sa bouche s’ouvrir comme pour un sourire ; puis on entendait un bruit pareil à celui d’une fenêtre qui grince en se fermant. C’était l’étranger qui riait en dedans.

À minuit moins un quart, la dame de comptoir envoya l’addition. Elle atteignait des hauteurs exagérées, 25 fr. 75 c.

— Voyons, dit Marcel, nous allons tirer au sort quel sera celui qui ira parlementer avec le cafetier. Ça va être grave.

On prit un jeu de dominos et on tira au plus gros dé.

Le sort désigna malheureusement Schaunard comme plénipotentiaire. Schaunard était excellent virtuose, mais mauvais diplomate. Il arriva justement au comptoir comme le