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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— Il n’y a pas d’heure pour les honnêtes gens, répondit Rodolphe. L’intrigant, ajouta-t-il avec regret en suivant des yeux le financier en tricorne, il remporte son sac.

Rodolphe ferma les rideaux de son lit, et essaya de reprendre le chemin de son héritage ; mais il se trompa de route, et entra tout enorgueilli dans un songe, où le directeur du Théâtre-Français venait, chapeau bas, lui demander un drame pour son théâtre, et Rodolphe, qui connaissait les usages, demandait des primes. Mais au moment même où le directeur paraissait vouloir s’exécuter, le dormeur fut de nouveau éveillé à demi par l’entrée d’un nouveau personnage, autre créature du 15 avril.

C’était M. Benoît, le mal nommé, maître de l’hôtel garni où logeait Rodolphe : M. Benoît était à la fois le propriétaire, le bottier et l’usurier de ses locataires ; ce matin-là, M. Benoît exhalait une affreuse odeur de mauvaise eau-de-vie et de quittance échue. Il avait à la main un sac vide.

— Diable ! Pensa Rodolphe… ce n’est plus le directeur des Français… il aurait une cravate blanche… et le sac serait plein !

— Bonjour, monsieur Rodolphe, fit M. Benoît en s’approchant du lit.

— Monsieur Benoît… bonjour. Quel événement me procure l’avantage de votre visite ?

— Mais je venais vous dire que c’est aujourd’hui le 15 avril.

— Déjà ? Comme le temps passe vite ! c’est extraordinaire ; il faudra que j’achète un pantalon de nankin. Le 15 avril ! ah ! mon Dieu ! je n’y aurais jamais songé sans vous, monsieur Benoît. Combien je vous dois de reconnaissance !

— Vous me devez aussi cent soixante-deux francs, reprit M. Benoît, et il se fait temps de régler ce petit compte.

— Je ne suis pas absolument pressé… il ne faut pas vous gêner, monsieur Benoît. Je vous donnerai du temps… Petit compte deviendra grand…

— Mais, dit le propriétaire, vous m’avez déjà remis plusieurs fois.

— En ce cas, réglons, réglons, monsieur Benoît, cela m’est absolument indifférent ; aujourd’hui ou demain… Et puis, nous sommes tous mortels… Réglons.