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LES VIOLETTES DU PÔLE.

troisième dégât de ce genre depuis quinze jours. Aussi Rodolphe s’emporta en imprécations furibondes contre Éole et toute sa famille de Brise-Tout. Àprès avoir bouché cette brèche nouvelle avec un portrait d’un de ses amis, Rodolphe se coucha tout habillé entre les deux planches cardées qu’il appelait ses matelas, et toute la nuit il rêva violettes blanches.

Au bout de cinq jours, Rodolphe n’avait encore trouvé aucun moyen qui pût l’aider à réaliser son rêve, et c’était le surlendemain qu’il devait donner le bouquet à sa cousine. Pendant ce temps-là, le thermomètre était encore descendu, et le malheureux poëte se désespérait en songeant que les violettes étaient peut-être renchéries. Enfin la Providence eut pitié de lui, et voici comme elle vint à son secours.

Un matin, Rodolphe alla à tout hasard demander à déjeuner à son ami, le peintre Marcel, et il le trouva en conversation avec une femme en deuil. C’était une veuve du quartier ; elle avait perdu son mari récemment, et elle venait demander combien on lui prendrait pour peindre sur le tombeau qu’elle avait fait élever au défunt une main d’homme, au-dessous de laquelle on écrirait :

JE T’ATTENDS, MON ÉPOUSE CHÉRIE.

Pour obtenir le travail à meilleur compte, elle fit même observer à l’artiste qu’à l’époque où Dieu l’enverrait rejoindre son époux il aurait à peindre une seconde main, sa main à elle, ornée d’un bracelet, avec une nouvelle légende qui serait ainsi conçue :

NOUS VOILÀ DONC ENFIN RÉUNIS…

— Je mettrai cette clause dans mon testament, disait la veuve, et j’exigerai que ce soit à vous que la besogne soit confiée.

— Puisque c’est ainsi, Madame, répondit l’artiste, j’accepte le prix que vous me proposez… mais c’est dans l’espérance de la poignée de main. N’allez pas m’oublier dans votre testament.

— Je désirerais que vous me donniez cela le plus tôt possible, dit la veuve ; néanmoins, prenez votre temps et