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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

devenu, à l’aide de protections, maître d’école en province. Rodolphe, qui avait eu la prodigalité pour marraine, dépensait toujours sa pension en quatre jours ; et, comme il ne voulait pas abandonner la sainte et peu productive profession de poëte élégiaque, il vivait le reste du temps de cette manne hasardeuse qui tombe lentement des corbeilles de la Providence. Ce carême ne l’effrayait pas ; il le traversait gaiement, grâce à une sobriété stoïque, et aux trésors d’imagination qu’il dépensait chaque jour pour atteindre le 1er du mois, ce jour de pâques qui terminait son jeûne. À cette époque, Rodolphe habitait rue Contrescarpe-Saint-Marcel, dans un grand bâtiment qui s’appelait autrefois l’hôtel de l’Éminence grise, parce que le père Joseph, l’âme damnée de Richelieu, y avait habité, disait-on. Rodolphe logeait tout en haut de cette maison, une des plus élevées qui soient à Paris. Sa chambre, disposée en forme de belvédère, était une délicieuse habitation pendant l’été ; mais d’octobre à avril, c’était un petit Kamtchatka. Les quatre vents cardinaux, qui pénétraient par les quatre croisées dont chaque face était percée, y venaient exécuter de farouches quatuor durant toute la mauvaise saison. Comme une ironie, on remarquait encore une cheminée dont l’immense ouverture semblait être une entrée d’honneur réservée à Borée et à toute sa suite. Aux premières atteintes du froid, Rodolphe avait recouru à un système particulier de chauffage : il avait mis en coupe réglée le peu de meubles qu’il avait, et au bout de huit jours son mobilier se trouva considérablement abrégé, il ne lui restait plus que le lit et deux chaises ; il est vrai de dire que ces meubles étaient en fer et, par ainsi, naturellement assurés contre l’incendie. Rodolphe appelait cette manière de se chauffer, déménager par la cheminée.

On était donc au mois de janvier, et le thermomètre, qui marquait douze degrés au quai des Lunettes, en aurait marqué deux ou trois de plus s’il avait été transporté dans le belvédère que Rodolphe avait surnommé le mont Saint-Bernard, le Spitzberg, la Sibérie.

Le soir où il avait promis des violettes blanches à sa cousine, Rodolphe fut pris d’une grande colère en rentrant chez lui : les quatre vents cardinaux avaient encore cassé un carreau en jouant aux quatre coins dans la chambre. C’était le