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LES VIOLETTES DU PÔLE.

dévote, ou parce que, Angèle qui, à son départ, était une charmante enfant, dont l’adolescence portait déjà le germe d’une charmante jeunesse, revint au bout de cinq années changée en une belle, mais froide, mais sèche et indifférente personne. La vie retirée de province, les pratiques d’une dévotion outrée et l’éducation à principes mesquins qu’elle avait reçue avaient rempli son esprit de préjugés vulgaires et absurdes, rétréci son imagination, et fait de son cœur une espèce d’organe qui se bornait à accomplir sa fonction de balancier. Angèle avait, pour ainsi dire, de l’eau bénite au lieu de sang dans les veines. À son retour, elle accueillit son cousin avec une réserve glaciale, et il perdit son temps toutes les fois qu’il essaya de faire vibrer en elle la tendre corde des ressouvenirs, souvenirs du temps où ils avaient ébauché tous deux cette amourette à la Paul et Virginie, qui est traditionnelle entre cousin et cousine. Cependant, Rodolphe était très-amoureux de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir ; et ayant appris un jour que la jeune fille devait aller prochainement à un bal de noces d’une de ses amies, il s’était enhardi jusqu’au point de promettre à Angèle un bouquet de violettes pour aller à ce bal. Et après avoir demandé la permission à son père, Angèle accepta la galanterie de son cousin, en insistant toutefois pour avoir des violettes blanches.

Rodolphe, tout heureux de l’amabilité de sa cousine, gambadait et chantonnait en regagnant son mont Saint-Bernard. C’est ainsi qu’il appelait son domicile. On verra pourquoi tout à l’heure. Comme il traversait le Palais-Royal, en passant devant la boutique de madame Provost, la célèbre fleuriste, Rodolphe vit des violettes blanches à l’étalage, et par curiosité il entra pour en demander le prix. Un bouquet présentable ne coûtait pas moins de dix francs, mais il y en avait qui coûtaient davantage.

— Diable ! dit Rodolphe, dix francs, et rien que huit jours devant moi pour trouver ce million. Il y aura du tirage ; mais c’est égal, ma cousine aura son bouquet. J’ai mon idée.

Cette aventure se passait au temps de la genèse littéraire de Rodolphe. Il n’avait alors d’autre revenu qu’une pension de quinze francs par mois qui lui était faite par un de ses amis, un grand poëte qui, après un long séjour à Paris, était