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CE QUE COÛTE UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS.

grande parole d’honneur qu’il n’y a pas de quoi acheter une pipe d’un sou ou une virginité. Cependant, j’ai là quelques bouquins que vous pourriez aller laver.

— Aujourd’hui, dimanche, impossible ; la mère Mansut, Lebigre, et toutes les piscines des quais et de la rue Saint-Jacques sont fermées. Qu’est-ce que c’est que vos bouquins ? Des volumes de poésie, avec le portrait de l’auteur en lunettes ? Mais ça ne s’achète pas, ces choses-là.

— À moins qu’on n’y soit condamné par la cour d’assises, dit le critique. Attendez donc, voilà encore des romances et des billets de concert. En vous y prenant adroitement, vous pourriez peut-être en faire de la monnaie.

— J’aimerais mieux autre chose, un pantalon, par exemple.

— Allons ! dit le critique, prenez encore ce Bossuet et le plâtre de M. Odilon Barrot ; ma parole d’honneur, c’est le denier de la veuve.

— Je vois que vous y mettez de la bonne volonté, dit Rodolphe. J’emporte les trésors ; mais si j’en tire trente sous, je considérerai cela comme le treizième travail d’Hercule.

Après avoir fait environ quatre lieues, Rodolphe, à l’aide d’une éloquence dont il avait le secret dans les grandes occasions, parvint à se faire prêter deux francs par sa blanchisseuse, sur la consignation des volumes de poésies, des romances et du portrait de M. Barrot.

— Allons, dit-il en repassant les ponts, voilà la sauce, maintenant il faut trouver le fricot. Si j’allais chez mon oncle.

Une demi-heure après, il était chez son oncle Monetti lequel lut sur la physionomie de son neveu de quoi il allait être question. Aussi se mit-il en garde, et prévint toute demande par une série de récriminations telles que celles-ci :

— Les temps sont durs, le pain est cher, les créanciers ne payent pas, les loyers qu’il faut payer, le commerce dans le marasme, etc, etc, toutes les hypocrites litanies des boutiquiers.

— Croirais-tu, dit l’oncle, que j’ai été forcé d’emprunter de l’argent à mon garçon de boutique pour payer un billet ?

— Il fallait envoyer chez moi, dit Rodolphe. Je vous aurais prêté de l’argent ; j’ai reçu deux cents francs il y a trois jours.