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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

M. Boniface était venu, en effet, un instant, mais il était reparti immédiatement.

— Pour aller à Versailles, dit à Rodolphe le garçon de bureau.

— Allons, dit Rodolphe, c’est fini… Mais, voyons, pensa-t-il, mon rendez-vous n’est que pour ce soir. Il est midi, j’ai donc cinq heures pour trouver 5 francs, 20 sous l’heure, comme les chevaux du bois de Boulogne. En route !

Comme il se trouvait dans le quartier où demeurait un journaliste qu’il appelait le critique influent, Rodolphe songea à faire près de lui une tentative.

— Je suis sûr de le trouver, celui-là, dit-il en montant l’escalier ; c’est son jour de feuilleton, il n’y a pas de danger qu’il sorte. Je lui emprunterai 5 francs.

— Tiens ! c’est vous, dit l’homme de lettres en voyant Rodolphe, vous arrivez bien ; j’ai un petit service à vous demander.

— Comme ça se trouve ! pensa le rédacteur de l’Écharpe d’Iris.

— Étiez-vous à l’Odéon, hier ?

— Je suis toujours à l’Odéon.

— Vous avez vu la pièce nouvelle, alors ?

— Qui l’aurait vue ? Le public de l’Odéon, c’est moi.

— C’est vrai, dit le critique : vous êtes une des cariatides de ce théâtre. Le bruit court même que c’est vous qui en fournissez la subvention. Eh bien ! voilà ce que j’ai à vous demander : le compte rendu de la nouvelle pièce.

— C’est facile ; j’ai une mémoire de créancier.

— De qui est-ce, cette pièce ? demanda le critique à Rodolphe pendant que celui-ci écrivait.

— C’est d’un monsieur.

— Ça ne doit pas être fort.

— Moins fort qu’un Turc, assurément.

— Alors, ça n’est pas robuste. Les Turcs, voyez-vous, ont une réputation usurpée de force, ils ne pourraient pas être Savoyards.

— Qu’est-ce qui les en empêcherait ?

— Parce que tous les Savoyards sont Auvergnats, et que les Auvergnats sont commissionnaires. Et puis, il n’y a plus de Turcs, sinon aux bals masqués des barrières et aux