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LES FLOTS DU PACTOLE.

gueur, mais l’organisation du travail avait bien de la peine à se réaliser. Ils avaient pris un domestique. C’était un grand garçon de trente-quatre ans, d’origine suisse, et d’une intelligence qui rappelait celle de Jocrisse. Du reste, il n’était pas né pour être domestique ; et si un de ses maîtres lui confiait quelque paquet un peu apparent à porter, Baptiste rougissait avec indignation, et faisait faire la course par un commissionnaire. Cependant Baptiste avait des qualités ; ainsi, quand on lui donnait un lièvre, il en faisait un civet au besoin. En outre, comme il avait été distillateur avant d’être valet, il avait conservé un grand amour pour son art, et dérobait une grande partie du temps qu’il devait à ses maîtres à chercher la composition d’un nouveau vulnéraire supérieur, auquel il voulait donner son nom ; il réussissait aussi dans le brou de noix. Mais où Baptiste n’avait pas de rival, c’était dans l’art de fumer les cigares de Marcel et de les allumer avec les manuscrits de Rodolphe.

Un jour Marcel voulut faire poser Baptiste en costume de Pharaon, pour son tableau du Passage de la mer Rouge. À cette proposition, Baptiste répondit par un refus absolu et demanda son compte.

— C’est bien, dit Marcel, je vous le réglerai ce soir, votre compte.

Quand Rodolphe rentra, son ami lui déclara qu’il fallait renvoyer Baptiste. Il ne nous sert absolument à rien, dit-il.

— Il est vrai, répondit Marcel ; c’est un objet d’art vivant.

— Il est bête à faire cuire.

— Il est paresseux.

— Il faut le renvoyer.

— Renvoyons-le.

— Cependant il a bien quelques qualités. Il fait très-bien le civet.

— Et le brou de noix, donc. Il est le Raphaël du brou de noix.

— Oui ; mais il n’est bon qu’à cela, et cela ne peut nous suffire. Nous perdons tout notre temps en discussions avec lui.

— Il nous empêche de travailler.