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SUR HENRY MURGER.

La troisième et la moins dangereuse espèce du bohème a pour type le bohème-amateur, c’est-à-dire une centaine de braves jeunes gens sans mérite, qui se plaisent à tâter du pain de la misère, à mener, comme ils disent, la vie d’artiste, et, quand, au bout d’une année de cette vache enragée, ils ont jeûné tout leur soûl, quand leur habit est un haillon et leur chemise une loque, aussitôt les voilà qui retournent au foyer domestique, implorant la pitié maternelle. Alors malheur au veau gras ! on le tue ; en même temps l’enfant prodigue est peigné, lavé, restauré, toutes choses dont il a grand besoin. On lui achète une humble étude en quelque province éloignée où il s’amuse à donner le jour à quantité de petits bohèmes de sa composition. Tels sont les trois genres de cette espèce, et, si vous demandiez à Henry Murger un axiome à vous guider dans ces sentiers dangereux, il vous répondait sans feinte et franchement : « La bohème ainsi faite n’est pas un chemin, c’est une impasse. » En même temps il ajoutait, car il avait sa tête et sa doctrine : « Autant ces trois espèces de bohème sont odieuses et ridicules, autant ma bohème à moi, la vraie bohème, offre une étude intéressante au poëte, au moraliste, au romancier. Ma bohème est située, il est vrai, entre deux abîmes, la misère et le doute ; mais enfin, quand vous avez évité Charybde et Scylla, vous trouvez un sentier qui, par toute sorte de tours et de détours également dangereux, finit par vous conduire à la renommée et parfois à la gloire. Il y faut de la peine, il y faut du courage ; un esprit ferme, un cœur honnête ; un grand amour de l’aventure, un grand mépris de l’accident. Mon