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L’AIGUILLE DU PLAN PAR L’ARÊTE NORD-OUEST

Je puis encore en fermant les yeux revoir Carr, peinant comme un géant sur des pentes de glace sans fin, je sens encore le froid blanc qui nous fit frissonner lorsque la nuit chassa les dernières traînées hésitantes de la lumière du jour. Elles sonnent encore dans mes oreilles les chansons avec lesquelles il essayait de nous égayer et de nous tenir éveillés, alors que nous étions assis pressés les uns contre les autres sur une étroite corniche. Et, lorsqu’on dépit de tous efforts le sommeil approchait furtivement, le bras fort de Slingsby m’entourant et me soutenant sur mon perchoir — il y avait le néant entre mon dos et Chamonix, 2.400 mètres plus bas — m’apparaît encore comme une défense assurée contre le péril. Ce n’était pas là sans doute plaisir sans alliage ; pourtant, dans la suite des années, le souvenir de camarades sûrs qui, même dans une situation mauvaise,

«… toujours avec une plaisanterie accueillent
L’orage ou le soleil, et toujours opposent
Un cœur élevé et un front serein…»

est un profit durable qui enrichit votre vie et qui peut parfois vous aider à chasser l’ennui, dans ces longues nuitées où la platitude des pays d’en bas semble n’apporter que poussière et cendres.

Dans le vacillement du feu d’hiver je vois encore l’oscillation du piolet de Slingsby, alors que le jour suivant il taillait notre route, toujours plus bas vers les pâturages où sous les rayons du soleil tintaient les sonnailles des vaches et parmi les pierres bondissaient de joyeux ruisselets, toujours plus bas vers nos amis dont nos esprits inquiets attendaient anxieusement la joyeuse bienvenue. Je l’entends encore nous dire, pendant que nous escaladions un « mauvais morceau[1] » à la tête d’un long couloir, un mur

  1. À la tête de ce couloir environ 5 mètres surplombent réellement. En