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laquelle les confédérés polonais luttaient avec une miraculeuse intrépidité, mais avec de trop grands désavantages contre les envahisseurs russes, Suwarow contribua à la défaite de l’audacieux Pugutscheff, qui avait soulevé des peuplades de Cosaques et de Tartares, dévasté et soumis une vaste étendue de pays, et qui, secondé par les moines et les mécontents de l’intérieur, se flattait déjà de placer sur sa tête la couronne sanglante de Pierre III, dont il avait pris le nom.

Lieutenant-général après la victoire remportée sur les Turcs, sous les murs de Silistrie, il soumit, en 1783, les Tartares de Kuban et Badzinck, et leur fit prêter serment de fidélité à sa souveraine. Ce succès fut récompensé par la dignité de général en chef, la grand’croix de l’ordre de Saint-Wladimir et un don beaucoup plus précieux pour un guerrier courtisan, celui du portrait de Catherine, que l’impératrice lui envoya enrichi de diamants, et qu’il porta toujours depuis quand il quittait la pelisse de peau de mouton qui formait son vêtement à l’armée. Ce mot de guerrier courtisan, appliqué à une sorte de sauvage comme Suwarow, paraît une anomalie ridicule, et cependant le vainqueur d’Ismaïlow était courtisan, il l’était à sa manière. Il avait compris qu’un dévouement sans bornes, d’importants services ne suffiraient pas pour le faire distinguer de Catherine ; il voulut se singulariser par des bizarreries propres à frapper l’imagination d’une souveraine blasée sur tout. Suwarow avait deviné Catherine, comme il avait deviné le soldat russe, l’impératrice le préférait à tout parce qu’il ne ressemblait à personne.

Exécuteur d’ordres implacables, Suwarow a emporté dans la tombe une réputation de cruauté qui entache sa brillante carrière, mais dévoué jusqu’au crime, il obéissait ; les véritables bourreaux des Turcs, égorgés à Ismaïlow et des Polonais massacrés à Praga, c’étaient Potemkin et Catherine.

Après les victoires remportées par les Russes et les Autrichiens réunis, pendant les années 1788 et 1789, après la défaite de 10.000 Russes sur les bords de la rivière Rimniski, une place importante résistait, c’était Ismaïlow. Pendant sept mois le général Gudowitsch l’avait vainement assiégée. Le favori Potemkin, accoutumé à faire tout fléchir sous ses volontés, dans les camps comme à la cour, et indigné d’un échec qu’il crut porté à sa gloire comme généralissime, ordonna à Suwarow de laver cet affront dans le sang des Musulmans et d’emporter Ismaïlow, à tout prix.

Suwarow marcha avec la plus grande célérité par un hiver rigoureux, franchit tous les obstacles, et trois jours après son arrivée devant la place, il rassemble ses soldats et leur annonce l’assaut : « Amis, leur dit-il, ne regardez pas les yeux de l’ennemi, regardez sa poitrine, c’est là qu’il faut enfoncer vos baïonnettes ; pas de quartier, les provisions sont chères. » Deux fois les Russes sont repoussés avec un horrible carnage ; Suwarow ordonne une troisième attaque. Cette fois ses grenadiers emportent d’abord les ouvrages extérieurs et pénètrent enfin, après des efforts inouïs, dans l’intérieur de la ville. Ils se précipitent aussitôt dans les mosquées où les habitants s’étaient réfugiés, dans les maisons et les jardins ; tout ce qui se trouve sur leur passage est inhumainement égorgé, et leur chef farouche, les animant au carnage, leur criait d’une voix de tonnerre : KOLI ! KOLI ! Tue ! tue ! Le meurtre et le pillage marchèrent de front ; près de 12.000 Russes et plus de 30.000 Turcs périrent dans cette journée sanglante, et Suwarow, sur les ruines embrasées de la cité conquise, écrivait à Catherine dans le style singulier et laconique qu’il savait lui plaire :

« Mère, la glorieuse Ismaïlow est à tes pieds. »