Page:Mousseau - Mirage, 1913.djvu/79

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 70 —

L’épicier s’était endormi pesamment et maintenant il avait un songe.

Il rêvait qu’il enfonçait dans une onde profonde et froide, qu’il coulait à pic et descendait à des centaines de pieds, dans un abîme où le jour ne luisait pas. Cela s’était fait soudainement, sans qu’il sût comment, et il n’avait pu se protéger contre cette chute étrange, en un lieu inconnu.

Tout à coup une lumière diffuse l’éclaira et il aperçut un monstre qu’il n’aurait pu décrire mais qu’il savait être Dulieu.

Il voulu fuir, mais il était immobilisé par une puissance invincible ; le monstre s’assit sur ses jambes, qui devinrent inertes comme si elles ne lui avaient plus appartenu. Il tenta de lever la main pour repousser l’apparition ; elle était attachée à son côté et retenue par la même force extraordinaire.

Il était étendu sur le dos, la lumière le frappait en plein visage et l’aveuglait. Il étouffait. Le monstre s’assit sur sa poitrine, qui écrasait sous le poids effroyable.

Le froid le gagnait, il avait des éblouissements et il se sentait la tête près d’éclater. Chose étrange, il parvenait à entr’ouvrir les lèvres pour tenter de respirer et quoiqu’il fût au fond de l’eau pas une goutte d’eau ne lui entrait dans la bouche, mais il n’y avait pas d’air non plus : c’était le vide autour de lui.

Combien de temps cette situation terrible allait-elle durer ? Où était-il ?

Pourquoi souffrait-il ainsi ? pourquoi n’était-il plus un petit garçon courant nu-pied dans les champs, au grand soleil, le visage fouetté par l’air vif des montagnes ? ou pourquoi n’était-il plus un jeune homme robuste, dans les veines duquel coulait une force irrésistible et indomptée ? pourquoi n’était-il pas cet homme suprêmement heureux qui conduisait à l’autel, par un beau jour de mai, la plus jolie fille de Saint-Augustin ? pourquoi ?

Des cercles concentriques d’ombre tournaient autour de lui, le poids sur sa poitrine devenait plus pesant. Il fit un effort désespéré, inouï, pour le soulever. Rien ne bougea.

Il sentit alors quelque chose qui se brisait en lui et il se trouva soudain dans la nuit, son être s’anéantit.

Cependant des rayons de lumière jaillissaient à travers les persiennes closes. Un beau soleil, invitant à la vie et au mouvement ; éclairait tout le quartier. Il était cinq heures du matin.

La mère Beaulieu, fidèle à son habitude de se lever tôt et de commencer de bonne heure le travail de la journée, sortit sans bruit du lit et se garda bien de déranger son mari, qu’elle supposait fatigué par ses courses de la veille.

La maison s’emplit peu à peu de bruit et d’animation, les enfants ouvrirent l’épicerie et les allées et venues des acheteurs commencèrent.

C’était le retour de l’effort et du travail quotidien, après le repos de la nuit.