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on a autant de cheveux que d’illusions ?

Soucy ajouta même qu’il croyait que le serein faisait pousser les cheveux. La remarque fit rire et Lavoie insinua malicieusement que, s’il voulait aller se passer la tête sous la pompe, il aurait peut-être une toison encore plus abondante.

M. Leblanc fumait sa pipe et causait avec son épouse, disant de temps à autre un mot aimable aux jeunes, mais les laissant à eux-mêmes.

Dans le petit cercle formé par Soucy, Lavoie, Édouard et sa sœur, l’intérêt ne languissait pas : c’était Marie-Louise qui tenait le dé de la conversation et elle donnait, ma foi, fort bien la réplique aux amis de son frère.

Lavoie avait entrepris de la convertir aux charmes de la Ville et lui représentait tout l’agrément et la variété de la vie des citadins.

Et, si la Ville est tout ce que vous me dites, pourquoi donc la quitte-t-on avec tant d’empressement, aussitôt l’été venu ?

— Parce qu’il fait trop chaud.

— Et l’hiver : il y fait juste assez chaud ?

— L’hiver, nous avons des systèmes de chauffage perfectionnés, qui rendent les demeures on ne peut plus confortables. Si vous voulez sortir, vous avez les tramways ; ils sont bien chauffés et ils vous transportent rapidement partout où vous voulez.

— Oui, mais les maisons de la ville sont de vilaines cabanes où vous n’avez ni lumière, ni espace, ni air respirable, ni confort. Les tramways, nous n’en avons pas besoin à la campagne ; et puis, ici, nous chauffons au charbon et c’est très confortable ; ça l’était autant, du reste, quand nous employions le bois.

— Je vais vous donner des raisons très fortes, en faveur de la Ville, mademoiselle : les théâtres, le chic, les grands magasins, les toilettes, les monuments et toutes les beautés d’une grande ville, avez-vous ça ?

À ce moment, une rapide fusée brilla au ciel et Marie-Louise s’écria : et des étoiles filantes, en avez-vous ? Vous n’avez que de vilaines lumières électriques qui empêchent de voir la lune. Les toilettes, qu’est-ce que j’en ferais ? les monuments et les édifices, on peut aller les voir ; et je ne tiens pas au plaisir de repasser devant, tous les jours, sur l’asphalte, au milieu du bruit, des voitures, des automobiles et des tramways. Quant au théâtre, maman ne veut pas que j’y aille.

— Alors, je désespère d’avoir le plaisir de vous voir en Ville.

— Oh ! j’irai peut-être m’y promener ; mais je ne désespère pas, moi, de vous revoir encore ici.

Lavoie eut un sourire reconnaissant et Édouard dit : ceux qui veulent avoir beaucoup de soucis, mener une vie très affairée, dépenser plus qu’ils ne gagnent et ne pas vivre vieux, ceux-là peuvent obtenir, à la ville, tout ce qu’ils désirent.

— Ils peuvent aussi y faire fortune et y devenir célèbres.

— Chacun son goût.

Le silence se fit peu à peu et on ne parla plus que par monosyllabes ; chacun jouissait de cette belle soirée et s’abandonnait à l’envahissement de la nuit.

Nulle rumeur ; le calme absolu et la paix ; une obscurité lumineuse, qu’éclaire la jeune clarté de la lune.

Le vent est tombé et les étoiles scintillent.

Là-bas, tout près et au loin, monotone et mélancolique, la voix grêle et claire des grenouilles fait un concert incessant, qui tour à tour grandit en un crescendo voilé, diminue et continue, encore, donnant l’impression d’une ac-