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Ils croisèrent en route une jeune fille que Leblanc regarda d’un air de connaissance, sans pourtant la saluer.

Qui est-ce, demanda Soucy ?

— Oh ! une jeune fille de la place… Je ne me rappelle plus qui.

Eh ! bien, mon cher Lavoie, dit Leblanc, commences-tu à rendre justice à Ollivier ?

— Il parle admirablement bien.

— Il est superbe, je souhaite que sa campagne, qu’il vient d’inaugurer si brillamment se continue et ne soit pas sans bons résultats pour la Province.

— Tous ne partagent pas tes idées : d’aucuns croient que la tournée politique d’Ollivier a déjà un mauvais effet indiscutable.

— Lequel, interrompit Soucy ?

— « L’Indépendant » prétend que cela va nuire aux récoltes.

— Qu’est-ce que tu dis là ?…

— Eh ! Oui : ça va, d’après ce journal, détourner l’attention des cultivateurs des travaux de la moisson ; et… s’ils ne travaillent pas… ils ne récolteront pas.

— Tu te moques de moi, mon cher. — Dire qu’un journal qui se prétend sérieux puisse lancer de pareilles balivernes : comme si nous étions en pleine tourmente électorale. Comme si, en admettant quelque mal à ce qu’on discute librement la politique de son pays, en libre citoyen, le mal qui peut en résulter n’était pas infiniment moindre que celui qui peut venir d’une mauvaise administration et d’une politique d’endormis et d’exploiteurs ! Comme si, surtout, nos braves cultivateurs n’étaient pas assez raisonnables pour s’occuper de la chose publique sans pour cette raison perdre leur temps !

— Hourrah ! cria Lavoie, en riant.

Les amis étaient arrivés à la maison.

Une singulière construction que cette demeure de la famille Leblanc : grand corps de bâtiment percé de six fenêtres à petits carreaux de verre minuscules, sur la façade, et de deux fenêtres à chaque extrémité, elle était plus longue que large ; une galerie en bois courait le long de la face tournée vers le fleuve ; un pignon pointu, à deux pans, couronnait les lucarnes de son second étage ; et elle reposait sur un solage en pierre massive, digne de supporter une poudrière, dont les embrasures avaient de faux airs de meurtrières. Peinturée de gris foncé, elle n’avait vraiment pas mauvaise apparence, dans sa masse quasi-imposante, avec sa galerie blanche, qui regardait le Saint-Laurent par les mauvais et les beaux jours.

Huit chambres au premier étage et presque autant au second, toutes donnant les unes dans les autres, par la plus curieuse disposition du monde, permettaient à cette maison, qui avait autrefois servi de magasin, de loger facilement la nombreuse famille du père d’Édouard Leblanc.

Au dernier étage, sans doute pour rassurer les gens sur la solidité de l’édifice, une immense pièce, non terminée, formait grenier et montrait d’énormes poutres, capables de résister au temps et aux assauts de n’importe quel ouragan.

C’est dans la vaste salle de cette banale et pourtant intéressante maison que le souper réunit Lavoie, Soucy et toute la famille Leblanc. Et c’est dans ce cadre familial qu’il convient de faire connaissance avec les parents d’Édouard et de pénétrer dans leur intimité.

Le père Édouard Leblanc — d’après lequel son fils avait été nommé — avait soixante ans sonnés. Grand et de forte corpulence, alerte encore et en pleine santé, il faisait plaisir à voir et présentait, assis parmi ses enfants, au