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chèrement payer, va dîner grassement, fait peut-être un petit tour au palais, revient donner de profitables consultations et remonte chez lui, le soir, allègre et repu.

La réalité est toute autre.

Beaucoup ne sont pas payés et d’autres ne se font pas payer, comme, par exemple, cet avocat célèbre qui portait récemment la cause d’un client pauvre, en Angleterre, à ses frais.

Leur travail, non plus, n’est pas une sinécure. Édouard l’éprouvait, car la besogne des jeunes avocats est la plus ingrate ; c’est un travail de chien, qui demande des nerfs de fer.

Quoique les avocats ne soient pas tous des saints, il leur faut ce don, que certains saints ont possédé, et qui s’appelle le don de bilocation ; il leur faut être à deux, à trois, à quatre places, partout à la fois, et, en dépit de cet éparpillement, concentrer leur attention, pour bien faire chacune des choses importantes dont ils ont à s’occuper et pour déjouer et vaincre les adversaires qu’ils rencontrent à chaque pas, dans la personne des avocats des parties adverses.

Arrivé au bureau à huit heures et demie ou neuf heures, à dix, Édouard devait avoir fait ses entrées au diary, avoir parcouru et mis en ordre un énorme amas de paperasses, répondu à deux ou trois téléphones, dicté une couple de pièces de procédure, fait des recherches dans les livres, consulté quelques auteurs, écouté les instructions de M. Langlois ou de son associé et être rendu en cour. Là, il lui fallait présider à un interrogatoire sur faits et articles, faire déclarer deux ou trois saisis, puis, aller présenter des motions, requérir, entre temps, deux brefs de sommation et un bref d’exécution, et aller plaider une cause en cour supérieure, tout en surveillant la cour de circuit pour voir si une autre cause, qu’il avait à y plaider, ne serait pas appelée.

De retour au bureau, nouvelles paperasses nouvelles procédures à faire.

Puis, comme il partait pour aller dîner : « monsieur Leblanc ! »

— Oui, monsieur.

— Avez-vous poursuivi Alexandre Chasseur ?

— Non, monsieur Langlois : je n’ai pas eu le temps.

— C’est malheureux : il va venir régler et nous n’aurons pas les frais ; et Évariste Dion, lui ?

— Je vais rapporter l’action, après-midi.

— N’en faites rien ; Il m’a promis de venir payer la dette et les frais.

Si l’action n’est pas rapportée, intervient le comptable, nous serons obligés de tout recommencer.

— Je crois qu’il va venir ; c’est un bon garçon, nous allons lui donner une chance.

Arrivent une couple de personnes, à qui le patron, trop occupé pour les recevoir lui-même, dit de voir Édouard.

Celui-ci les reçoit, les renseigne — et son dîner en est encore retardé.

Enfin libre, il va manger hâtivement.

Il besogne ferme, toute l’après-midi, et à cinq heures il sort, plus mort que vif, de la fournaise de la loi.

Il faut dire qu’il ne s’épargne pas et travaille comme deux. Aussi est-on fort content de lui.

D’ailleurs, il se fait, peu à peu, à cette vie fiévreuse et agitée, qui n’est pas sans un certain charme.

Dans l’après-midi, il a rencontré un de ces personnages qui sont, heureusement, des exceptions au Barreau, exploiteurs d’infortunes et rongeurs de misère, impudents avec les plaideurs, insolents avec leurs jeunes confrères et chiens couchants avec ceux qui leur donnent des coups de botte.