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font saigner autant, nous émeuvent moins ; et c’est une nécessité, car notre faible nature ne résisterait pas, s’il lui fallait, à chaque fois, subir le même ébranlement que nous causent les premières disparitions parmi ceux qui nous aimaient et que nous ne reverrons plus.

Aussi, quoique le télégramme parlât seulement de danger éloigné, Édouard fut-il profondément secoué.

Des larmes chaudes et amères venaient à ses yeux, tandis qu’il songeait à la possibilité d’un malheur.

Son père, si bon, qu’il respectait et aimait tant, couché sur un lit de souffrances ; sa mère et sa sœur, en pleurs ; les allées et venues effarées des domestiques et des enfants ; l’arrivée du médecin et l’anxiété générale : il se représentait et éprouvait tout cela.

Peu à peu, cependant, il reprit courage et se dit, qu’à l’âge qu’avait son père, une indisposition pouvait bien survenir sans que, pour cela, le vigoureux vieillard fut mortellement atteint.

Il se faisait ce raisonnement : « Un homme comme papa, qui n’a jamais été malade, peut bien mourir subitement, mais il n’est pas probable que la première maladie venue ait raison de lui. »

C’est donc dans un état d’esprit plus calme qu’il descendit au cours.

Ses amis remarquèrent bien sa pâleur, mais l’attribuèrent à un excès de travail.

Peu désireux des consolations banales et craignant surtout les condoléances anticipées, il ne fit part de son chagrin à personne, mais agit tout comme si rien n’était.

Après le cours, il remonta à sa chambre et là, de nouveau seul avec les mauvaises nouvelles qu’il avait reçues, il mit hâtivement dans un sac de voyage ce qui était nécessaire pour une absence de deux ou trois jours, sans songer que l’attente lui serait bien plus longue quand il n’aurait plus rien à faire.

En un tour de main, il eut fini.

Il s’assit, attendant l’heure du départ. Le train de l’Intercolonial, pour le bas du fleuve, qui devait l’emporter, quittait la gare Bonaventure à midi. D’ici là, Édouard avait à ronger son frein.

À onze heures il prit un tramway de la rue Saint-Denis, qui le déposa, un quart d’heure plus tard, à la gare Bonaventure.

Il acheta un billet. Le train était déjà formé ; il alla s’y installer et attendit avec un peu moins d’impatience.

Chose étrange, à sa hâte de s’éloigner, personne n’avait l’air pressé ; en vérité, on paraissait le faire exprès ; les voyageurs arrivaient en causant et à petits pas, semblaient avoir du temps devant eux et ne se décidaient que lentement à se séparer des amis qui les accompagnaient et à monter dans les chars ; jusqu’aux employés — dont l’activité et la précipitation sont, d’habitude, fiévreuses — qui paraissaient avoir des loisirs.

Le train se mit en marche et ce pauvre Édouard sentit qu’il s’élançait enfin vers Saint-Germain.

Maintenant, il était mieux compris ; et le train courait avec une rapidité de vertige.

Ponts et cours d’eau fuyaient et s’éclipsaient ; et le long ruban de clôture se déroulait de plus en plus vite.

À l’avant du train la locomotive tonnait et volait dans l’espace ; cette formidable vitesse, cette course folle rassérénaient un peu Édouard : il allait se trouver , connaître l’étendue du mal et voir son père.

Il n’avait plus qu’une préoccupation : se rendre. Il ne voulait plus s’in-