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d’éléphants, que de mettre temporairement sous les verrous quelques centaines de ces quadrupèdes, qui, chassés par l’inondation de leurs pacages habituels, étaient venus chercher un asile et une pitance dans les vergers et jardins d’Ajuthia.

Pour dépister ces hôtes indiscrets, les gardiens du kraal ne trouvèrent rien de mieux que de glisser nuitamment dans la bande un certain nombre de femelles privées, habituées à revenir à l’étable au son d’une trompe ; en arrière, on forma un cercle de rabatteurs renforcés de gros éléphants mâles, chargés de couper la retraite à leurs camarades sauvages ; puis la battue commença. Je n’en ai jamais vu d’aussi émouvante.

À celui qui n’a jamais assisté qu’à une chasse d’Europe, qui n’a jamais vu fuir devant les cris, les cors, les chiens et les chevaux, que le gibier timide et chétif de nos forêts rabougries, rien ne donnera jamais l’idée de cette scène. Il pourra bien s’imaginer, dans un espace étroit, une lieue carrée peut-être, aux trois quarts submergée par l’inondation, deux ou trois cents éléphants, divisés en autant de troupeaux que le sol présente d’îlots ou de massifs d’arbres, et mis tout à coup en éveil par des bruits discords, s’élevant de trois côtés de l’horizon. Il pourra se les représenter, au fur et à mesure que le cercle de menaces se resserre autour d’eux, reculant peu à peu et se concentrant enfin en une seule masse énorme, qui, bientôt folle de terreur, s’élance tout entière, sur les pas des femelles privées, dans la seule direction où ne retentissent ni détonations d’armes à feu, ni clameurs humaines, ni vibrations de