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Tout à coup la porte s’ouvrit et Poloche entra en coup de vent.

Il était ivre, effroyablement. Sa face congestionnée se coupait d’un large rire. Une flambée d’alcool luisait dans ses yeux : trébuchant à chaque pas, il se rattrapait aux tables, aux chaises avec des gestes maladroits.

Toujours sa hotte au dos par exemple, la hotte d’osier où la dent des rats avait pratiqué des trous et qu’il gardait avec une obstination d’ivrogne, pour rouler dans les fossés et y dormir.

Il vint s’asseoir auprès des pêcheurs et commanda un verre d’eau-de-vie.

Alors, roulant lentement la tête avec la stupeur d’un bœuf ruminant devant sa crèche, tirant de son gosier une petite voix aiguë, qui contrastait avec sa haute taille, il se mit à chanter des airs d’église :

Dixit Dominus Domino meo… scabellum pedum tuorum.

C’était sa manie. Quand l’ivresse le travaillait, les chants entendus dans sa jeunesse lui revenaient à la mémoire et tout y passait, le Magnificat et le Dies iræ, la messe et l’office des morts ; le plain-chant étalait sa large mélopée sur les tables d’auberge, balançait parmi les hoquets les vocables somptueux du latin mystique.

Un ouvrier l’interpella :

— Dis donc, Poloche, y fait meilleur ici que devant Sébastopol !

Sébastopol ! On lui parlait souvent de ce siège où il avait assisté, comme voltigeur de la garde.

Poloche s’était levé en titubant. La main tendue dans un geste solennel, il affirmait :

— Oui, mon vieux, Sébastopol, la Tchernaïa. Y faisait des temps comme aujourd’hui. Partout d’la neige !