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LE VAMPIRE

Lever le pied avec de la monnaie à gogo, en laissant même quelques cadavres derrière soi… c’est parfait. Mais, d’autre part… il y a ce damné couteau de la guillotine au-dessus de la tête… Ah ! voilà l’écueil… Je n’aimerais pas voir l’humanité par la lorgnette de la Veuve[1].

Il passait sous un bec de gaz qui l’éclaira brusquement.

C’était un homme de cinquante ans environ, grand, maigre, voûté. Sa figure blême était complètement rasée. Il avait le nez recourbé en bec de vautour, le front ridé, ses lèvres minces se contractaient dans un sourire cruel. Son regard était fuyant et vil.

L’hypocrisie et l’abjection ruisselaient sur cette physionomie ravagée par les passions.

— N’importe, continua-t-il en longeant les talus des fortifications, il faut bien risquer quelque chose… D’ailleurs, je ne servirai pas les scélérats qui veulent m’avoir pour chef… Non !… je me servirai d’eux. Je serai la tête qui pense, et eux, la tête… qu’on coupe !…

En achevant sa phrase, il laissa retomber son bras d’une façon sinistre.

Sans doute il allait continuer de se parler à lui-même quand un bruit de voix qui semblait monter du fossé attira son attention.

Il grimpa sur le faîte du talus et se pencha…

En bas, un homme tenait dans ses bras une fillette qui se débattait.

— Non, laisse-moi, vois-tu, laisse-moi !… Je ne veux pas ! disait-elle.

— Mais, alors, répondait l’homme, pourquoi sommes-nous venus jusqu’ici ?

Et le han !… han !… de sa respiration étranglée, déchirait sourdement le silence de la nuit.

En haut du fossé, l’individu que nous avons suivi depuis l’avenue de Saint-Ouen s’était couché à plat-ventre et ne perdait rien de cette scène de rut.

— Écoute, fit la femme, qui vainement essayait de se dégager, écoute… voici deux jours que tu me connais.

— C’est vrai.

— Deux jours seulement…

— Oui, et je brûle d’amour pour toi… Je veux t’avoir…

— Non, pas encore ; oh ! tu me fais mal !… Lâche-moi ou je mors…

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Tu veux le savoir ? Je vais te le dire… et c’est pour ça que nous sommes ici… rien que pour ça… Je t’ai vu et tout de suite tu m’as plu…

— Eh bien ?

— Tu es des nôtres, n’est-ce pas ? Tu es un garçon[2], un pègre ?

  1. Guillotine
  2. Nom que les voleurs se donnent entre eux