CHAPITRE XII
Le cocher du fiacre, peu habitué a venir prendre ses clients à Mazas questionnait La Marmite.
— Qu’est-ce que ces particuliers-là.
Le faux agent prit un air dédaigneux.
— Oh ! pas grand chose, un individu qui a obtenu une ordonnance de non-lieu.
— Il était innocent ?
— À ce qu’il paraît. Moi, je m’en fiche.
« Il n’était guère présumable que les idées de la mère se réveilleraient brusquement chez le jeune Morphy. C’est ce qui arriva, cependant, malgré les conseils de ses parents.
« À quinze ans, il commença à publier quelques essais littéraires et socialistes. Son père ne lui ménagea pas les plus vertes réprimandes. Mais le jeune homme était doué d’un esprit inflexible ; il se redressa sous ce commencement de persécution, et rompit brusquement ses études et les projets d’avenir que l’on fondait sur lui ; il n’avait plus à compter que sur lui.
« Morphy avait à peine seize ans, il était sans argent et ne connaissait personne. Sans gîte, sans pain, il tenta de trouver sa voie dans la presse quotidienne comme feuilletoniste.
« Il était bien jeune et absolument inconnu. Tombé dans un dénûment absolu, il se vit réduit à coucher par tous les temps dans les bois de Boulogne et de Vincennes. Il vécut pendant des mois entiers sans faire de repas, mangeant des légumes et des fruits de rebus.
« Enfin, il trouva un travail de copiste qui lui rapporta deux francs par jour. Sobre et infatigable, il réussit à économiser de quoi s’habiller et se loger dans un petit hôtel de Belleville. Il achetait alors du pain de munition chez une charbonnière demeurant à côté de l’ancienne caserne de la Courtille. C’était son ordinaire.
« Bientôt il entreprit pour son compte un commerce de plumes métalliques qui lui assura une vie modeste. Dans ses heures de loisir, il allait aux réunions, parlait et écrivait. Il s’occupa du mouvement ouvrier et fit une active propagande.
« La police avait l’œil sur lui. Il fut arrêté à la manifestation Ferré, qui eut lieu au cimetière de Levallois. Les tribunaux le condamnèrent pour discours séditieux. À la fin de sa peine, le ministre de l’intérieur l’expulsa par décret, quoiqu’il fût Français. Plusieurs fois depuis, il dut gagner l’étranger, avec des convois de bandits, accouplé à la chaîne, entre, les gendarmes, et débarqué aux frontières belges ou anglaises, sans un centime. Que faire ! Privé de ressources, il apprit l’imprimerie et la gravure, il devint bientôt compositeur typographe, correcteur et graveur en relief.