délicieux. Ainsi sauvegardé par cette initiale prudence d’éviter
la précision, tu iras, Poète, par tes propres intuitions restées
indépendantes, plus loin dans les voies mêmes purement
rationnelles que les plus méthodiques philosophes, et la plume
te deviendra talisman d’invention de vérité. Qu’alors on te
reproche d’être obscur et compliqué, réponds : que les mots
sont les vêtements de la pensée et que tous les vêtements
voilent ; que plus une pensée est grande et plus il la faut voiler,
comme on enveloppe de verre les flammes des flambeaux et
des soleils, mais que le voile ne cache un peu que pour
permettre de voir davantage et plus sûrement.
Ne pas finir. Cette loi, en effet, suprême de l’Art, des
meilleurs l’ont ignorée : Châteaubriand, Flaubert, M. Leconte de
Lisle. Sainte-Beuve l’a connue.
Ce reproche d’obscurité adressé aux nouveaux poètes n’est
qu’une vile impertinence qu’éviterait aux gens plus de
fidélité aux simples lois de la civilité puérile. En visite chez
quelqu’un, lui parlant et l’écoutant, ne devez-vous pas oublier
pour lui vos soucis personnels et vos autres relations,
sympathiser avec lui par un esprit et un cœur nets des habitudes et
des souvenirs, et, par exemple, accepter le système d’éclairage
ou d’ornementation qu’il a choisi ? — Une lecture est une
visite spirituelle et la politesse exige du lecteur qu’il passe, pour
atteindre à la pensée de l’auteur, par les corridors et les
antichambres que celui-ci a voulus. Mon esprit habite dans mon
livre, et j’ordonne et je décore ma maison comme il me plaît.
Mais ma plaisance et ma fantaisie sont des conséquences
logiques de mon tempérament : si mon tempérament préfère aux
cruautés du plein jour les douceurs crépusculaires, de quel
droit me le reprocheriez-vous ? Vous ne songeriez pas à vous
étonner de mes « singularités », si vous réfléchissiez qu’en
entrant chez moi vous contractez la double obligation de vous
soumettre à mes habitudes et d’oublier les vôtres. — D’ailleurs,
ma porte peut s’ouvrir et mon livre se fermer.
Ce droit à l’originalité, à la Nouveauté, est si primordial, que