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douce plainte qui jamais, — discrète, — ne criera, — oui, la plainte d’une ombre, une plainte qui ne se profère pas et veut pourtant être devinée. — C’est de Sainte-Beuve que date le premier essai de suggestion littéraire. Il n’explique ni ne décrit et sait faire voir et sentir. — Plus spécialement encore y parvient-il par ses vers que par sa prose. À vrai dire, ses vers sont souvent de curieuse prose rimée, ce Monsieur Jean, par exemple, sa plus singulière tentative. Le goût lui-même du détail produit cet imprévu et logique résultat que le détail du sentiment détruit le détail de l’expression. Rien ne ressort. Tout est souligné. Le poème, comme un très fin, très ordonné, très fluide tissu, n’a ni trous ni paillettes. Les sujets que choisit Sainte-Beuve, intérêts aux petites choses, atonies et douceurs, comportaient cette forme. Elle lasse, comme lassent aussi les sujets qui l’appellent. — Avec plus de force et d’intensité, ou Sainte-Beuve s’échapperait, se dissiperait, ou il irait à cette langue délibérément personnelle, nerveuse et libre, telle qu’ont fait la leur MM. de Goncourt. Sainte-Beuve hésite trop entre la Tradition et ce besoin de dire dans une forme nouvelle des sentiments nouveaux[1].

  1. Quant à l’œuvre personnelle de Sainte-Beuve, toute de psychologie égoïste, elle est suffisamment désignée par la forme, même qu’il inventa ; comme la forme, la pensée hésite entre la crainte et le désir de tout dire.