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un châtiment, la tristesse première et en perdit la joie définitive. Le désespoir se sert de but à lui-même et ne peut produire que la mort. Mais combien méprisable cette infamie morale si elle n’a pas même de sincérité profonde ! Le Satan des Chrétiens, celui qui hurle dans Le Paradis Perdu :


Evil, be my God !


celui qui répond à Eloa se perdant pour le sauver et lui demandant si du moins il est heureux :


… Plus triste que jamais !


le Satan est sincère dans son désespoir, il a l’éternité derrière et devant lui, l’éternité sur sa tête coupable, et si sa caresse déchire c’est que son rire gémit. Le désespoir de Manfred est la crise hypocondriaque d’un homme qui en a souvent de telles et qui n’écrit guère que dans de telles crises, avec même une sorte de naïveté, bien moins pour faire parler de lui[1] que pour s’épancher, pour se délivrer

  1. Pourtant et si peu qu’on ait le goût des anecdotes, en voici, parmi beaucoup de semblables que nous rapporte Thomas Moore, dans ses Mémoires de Lord Byron, une qui semble assez significative et qui nous montre le poète désespéré assez volontiers souriant à sa gloire. — Moore avait rejoint Byron à Venise :« Il avait fait commander le dîner dans quelque tratteria, et tandis que nous l’attendions, ainsi que M. Scott qu’il avait invité à être des nôtres, nous nous établîmes sur le balcon, pour mieux jouir, avant que le crépuscule fût entièrement passé, de quelques échappées des vues du grand canal. En levant les yeux vers les nuages qui brillaient encore à l’ouest, je fis la remarque