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chent le passage au territoire chilien, mais les forêts que la hache peut abattre.

Je reculai avec regret, me promettant de revenir le lendemain avec tous mes gens pour passer par là au golfe de Reloncavi, et être les premiers à ouvrir la communication internationale désirée.

Ma mauvaise prose ne donnera qu’une faible idée de ce paysage que m’a rappelé plus tard, toutes proportions gardées, le fond du lac des Quatre-Cantons là où est située la chapelle de Guillaume Tell, quoique je trouve le lac patagonique plus pittoresque et plus gai. Quel spectacle enchanteur que celui de ces arbres gigantesques où dominent les cyprès et les coihués, sous les branches desquels croissent les fougères presque arborescentes, les aljabas couvertes de grappes de fleurs rouges, et les plantes grimpantes qui emprisonnent dans les mailles de leur réseau toute la flore arborescente australe, les eaux du lac colorées par le reflet de la forêt, les roches rugueuses, détachées en promontoires blancs, gris, noirs, sanguins et verdâtres, à cause des fougères parasites, les mousses et les roseaux que plie le vent andin ! le tout sous un ciel sans nuages qui faisait ressortir davantage la blancheur de la glace éternelle.

Ces eaux n’avaient pas encore de nom : dans le catalogue des dénominations que la science a le droit de choisir pour indiquer ses conquêtes en des régions vierges, il me vint à la mémoire un nom vénéré, celui de D. Juan Maria Gutierrez. Quand j’étais enfant, le vieillard de ce nom m’enchantait par ses magistrales descriptions de la nature américaine qu’il comprenait si bien, et dont il était une des plus belles et des plus fécondes émanations ; plus tard, son amitié me fut précieuse, et ses paroles d’encouragement ne me manquèrent jamais ; comme tribut d’admiration et de gratitude, je donnai son nom à ce lac paisible et beau comme son esprit ; le lac Gutierrez, ainsi nommé en mémoire du vénérable et inoubliable recteur de l’Université de Buenos Aires, philosophe, littérateur, poète, savant, figure dès ce jour sur la carte du monde.

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De retour au campement, je le trouvai occupé par soixante-cinq guerriers araucans, commandés par Chuaiman, fils ainé du cacique Molfinqueupu, « silex sanglant », mon ami autrefois, et mon ennemi à cette époque. Ce fut un terrible moment que celui où j’entrevis la possibilité de l’anéantissement, par cette poignée de sauvages, de l’œuvre des efforts péniblement poursuivis en vue du rétablissement de la communication transan-