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ALLER ET RETOUR

ce qui ne s’arrache pas du cœur : la patrie. Et je note cette réflexion d’une Canadienne française vivant depuis longtemps en France : « Oh ! comme je m’en irais au Canada, si je pouvais emporter mes morts ! »

La mer est gentille. Le vent garde l’horizon clair. Une fraîcheur âpre nous rapproche du pays et rend le cœur plus vif. Je retrouve avec joie les nuits du nord, fidèles à chaque retour. Peu d’événements. Une saute de vent, une banquise aux allures de bête fauve assoupie, suffisent à remuer notre curiosité. Je « tiens » le temps, comme disent nos gens. Quelques livres, d agréables conversations, des souvenirs encore jeunes. Nos craintes instinctives s’apaisent dans le calme des jours. C’est un délice. Je comprends enfin ceux qui disent avec une placidité dont j’ai souvent douté : « La mer est un repos ».

Mais je me rappelle les surprises des « terres neuves ». À deux cents milles de Cape Race, le ciel se voile d’un linon et le brouillard nous enveloppe d’une ouate légère. Le supplice de la sirène martèle chaque minute. La mer a des cassures métalliques. Trente-six heures de solitude brumeuse ! Nous entrons au pays sans le voir.

À la sortie du détroit de Cabot, le vent du nord-est se cabre brusquement, en tempête. La neige tombe, d’abord molle et lourde, puis en tourbillons, sur la mer affreusement grise. La vague enfle. Je distingue dans l’obscurité de larges nappes d’écume. Le bateau reçoit la houle de côté, s’incline, revient, têtu et bon enfant sous la bourrasque. Les ponts d’arrière sont blancs. Une femme se tient debout près d’une porte : elle est enveloppée d’un châle noir. Immobile et triste, elle regarde. On dirait ainsi que nous transportons une