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LES POISSONS

— Ils sont assez rares dans nos eaux, mais je crois qu’il existe des brochets, non seulement de quarante livres, mais de plus de cent livres.

M. Laforce de se récrier là-dessus.

— Si je vous donne une autorité, d’ici à dix minutes, à l’appui de mon assertion, une autorité indiscutable, que me rendrez-vous en retour ?

— Si vous me démontrez, que des brochets pareils ont jamais existé, je vous paie une bouteille de vin de Champagne.

Je savais M. Laforce galant homme au possible. Je ne doutais pas qu’il s’empressât de s’exécuter sur preuve satisfaisante. À dix minutes de là, je lui présentais à lire la page suivante du Manuel du pêcheur, de Roret, à l’article Brochet :

« En 1497, on prit à Kaiserslauteirn, près de Manheim, un brochet qui avait 6 mètres 17 cent. (19 pieds) de long, et qui pesait 175 kil. (350 liv). Son squelette a été conservé pendant longtemps à Manheim. Il portait au cou un anneau de cuivre doré qui pouvait s’élargir par ressorts, et qui lui avait été attaché, par l’ordre de l’empereur Barberousse, deux cent soixante-sept ans auparavant. Ce monstrueux poisson avait donc vécu près et peut-être plus de trois siècles. »

Devant cette preuve fort discutable, mais admise, hélas ! — parce qu’elle était d’enseignement classique — ce qui est écrit est écrit — M. Laforce dut s’incliner, ce qu’il fit avec sa grâce accoutumée, en payant deux bouteilles de vin de Champagne, au lieu d’une qui se trouvait d’enjeu.

Le brochet commun est trop connu partout pour que nous ayons à faire son portrait ici. Avec ses mâchoires armées de 700 dents, sans compter les milliers et milliers de petites dents en carde attachées au vomer, aux pharyngiens et aux arceaux des branchies, sa bouche, ou plutôt sa gueule devient une véritable machine à dévorer. Ce qu’il en dévore aussi, de ces joyeuses petites ablettes argentées, de ces meuniers lourds et sombres, de ces gardons grassets, qui pourra jamais les compter ? Il lui en passe des milliers par jour par le gosier. Les herbes marines destinées à protéger ses victimes et leurs nids poussent assez vite, heureusement, sous l’action du soleil et de l’eau réchauffée, car, sans cela, toute la famille des poissons blancs y passerait en quelques jours.

En pleine eau libre, dégagée d’obstructions, sa vélocité lui permet d’atteindre les proies les plus alertes. Tel qu’il est constitué, ses trois fortes nageoires rejetées près de la queue, il est un véritable poisson à hélice. L’hélice se compose de trois pièces : la caudale, l’anale et la dorsale, toutes trois de fortes dimensions. Il va doucement, il chemine sur ses deux pectorales, en quête d’une proie : mais dès qu’il l’aperçoit, d’un coup de son hélice, il l’atteint à de grandes distances, et l’avale d’une bouchée, ou la croque à moitié, par tronçons. Rarement il la manque.