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LES POISSONS

« Ottawa, 27 juillet 1896. — Le département des Pêcheries a reçu une réquisition signée par un grand nombre de citoyens de Stony Lake ; comté de Peterboro, qui demandent que l’on installe chez eux un aquarium pour l’élevage du frai de brochet et du maskinongé.

« Cette requête a été faite à la suite de la diminution sensible du brochet dans cette région, tandis que le saumon et la truite ont beaucoup augmenté depuis quelques années. »


Ces braves gens qui prient le gouvernement de leur donner des brochets, ne vous rappellent-ils pas les grenouilles demandant un roi ? Ils mériteraient franchement d’être pris au mot, et qu’on leur envoyât une armée de… hérons, ou plutôt de requins. Ne se plaignent-ils pas d’avoir trop de truites et de saumons ? C’est à faire croire qu’ils sont des paysans, non pas de Peterboro, mais du Danube. Trop de truites et de saumons ! N’est-ce pas à faire crever de rire ? Je voudrais bien savoir si Stony Lake a vu la queue d’un saumon dans ses eaux. Et puis, cultiver des brochets, n’est-ce pas le comble des combles ? Ne voyez-vous pas les moutons se plaindre de ce qu’ils n’ont plus de loups pour les croquer, et s’adresser au ciel pour qu’il leur en envoie une légion avec la prochaine rosée ?

Pareille requête ne saurait être sérieuse : 1° parce qu’il est impossible de fournir un nid propice aux œufs du brochet, qui s’attachent aux racines des arbres, aux herbes, aux fucus morts sur des bords passagèrement inondés. C’est dans la tourmente d’un torrent qu’il fait ses amours. Ses œufs visqueux se collent aux plantes d’où les oiseaux migrateurs les détachent parfois pour les transporter ailleurs collés à leurs pattes, à leurs plumes ou simplement engloutis momentanément dans leur estomac, où ils conservent leurs germes reproducteurs. On ne saurait expliquer autrement la présence du brochet dans les eaux des montagnes, à des hauteurs pour lui inaccessibles ; 2° par sa conformation même, par la disposition de ses organes reproducteurs, le brochet ne se prête pas plus que l’achigan à la culture ou reproduction artificielle.

Un avis, en passant, aux pétitionnaires de Peterboro, pourra leur rendre service, peut-être ?

Au printemps, lorsqu’ils verront les brochets s’ébattre dans les torrents, qu’ils évitent d’y jeter la seine, et je réponds qu’un seul couple de l’espèce suffira, dans moins de cinq ans, à dépeupler entièrement Stony Lake, des truites et des saumons immondes dont il est présentement infesté ; et partant, à combler les vœux des populations avoisinantes et les porter au comble du bonheur. Plus de truites, plus de saumons, vivent les brochets !