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LES POISSONS

à l’ancien et au nouveau monde. Nous le nommons, en français, le brochet commun, en anglais, simplement common pike. Ce qu’il a de noms dans le reste du monde, je ne me donne pas le mal de le chercher pour le plaisir des curieux ; on en ferait presque un livre. Généralement, les désignations du brochet, dans n’importe quelle langue, se rapportent aux mots lance, pique, épée, une arme redoutable quelconque ; on veut même que jack, son nom vulgaire anglais, soit un dérivé de jaculum, mot latin qui veut dire un trait.

D’Europe en Asie, le brochet habite toute la largeur et la longueur continentales, depuis la Norvège jusqu’au Kamtchatka, et depuis l’Espagne, exclusivement, jusqu’en Laponie. Pourquoi abonde-t-il en Russie et en Sibérie, lorsqu’il est inconnu dans la Transcaucasie et la Crimée ?

Est-ce un poisson grimpeur ? On le trouve dans les Alpes, au Tyrol, à 3,618 pieds, et sur le versant sud, jusqu’à 4,637 pieds d’élévation.

En Amérique, le brochet habite les eaux de tout notre continent nord, depuis l’Ohio jusqu’à l’île Kodiak, dans l’Alaska. Cependant, il est étranger à la Colombie, comme l’achigan, le doré et la perchaude. Tous les ans, il nous en vient du Nord-Ouest canadien, des chars remplis, pour l’approvisionnement de la province de Québec, durant le temps du carême. C’est du nord que nous vient le lucius, le poisson de lumière.

Mais le genre ésocidé se divise en six espèces, dont cinq appartiennent spécialement à l’Amérique du nord ; le maskinongé, le brochet fédéral, le brochet de ruisseau, le brochet nain, le pond pike, ignoré au Canada. Le maskinongé me paraît être le plus grand, le plus beau dans ces espèces. Sa chair est d’une délicatesse telle que bien des gourmets lui donnent la préférence sur celle de tous les autres poissons. Je crois qu’il habite un peu partout les mêmes eaux que ses congénères, dans les vasques aux eaux pures des Laurentides, depuis l’extrémité du Labrador jusqu’au lac Ontario, et depuis Montmagny — dans la rivière du Sud — jusqu’au Mississipi et au lac Michigan. J’irai même plus loin, en disant que le maskinongé vit, seul de son espèce, entre Saint-Pierre et Saint-Thomas de la Rivière-du-Sud, à l’exclusion même du brochet commun. J’en parle ainsi pour y avoir tendu pendant cinq ans, durant la saison favorable, mes esches les plus appétissantes, avec des avancées ambrées ou lavandes, au nez de ces insouciants convives, sans réussir à les mettre en appétit. Un brochet est un brigand, un reître du moyen âge ; un maskinongé est un poisson noble, haut baron ou chevalier. Ce dernier dîne à son heure, et c’est fini ; l’autre n’en a jamais assez. Combien de fois j’ai joué contre lui à la patience, le voyant passer et repasser en titillant mon ampille, agaçant mon ablette, mon gardon empalé au dard de l’hameçon ; combien de fois ai-je promené ma cuillère argentée et saignante, emplumée, dans les girations, les remous auxquels sa queue servait de