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LA PERCHAUDE

ces volatiles permet aux œufs de conserver leur capacité reproductive à l’issue du tube digestif. C’est la seule explication plausible de ce développement de l’espèce des perchaudes, observé en Amérique dans une direction sud-nord, à l’est des montagnes Rocheuses. Il est constaté que nos palmipèdes migrateurs viennent du sud, au printemps, à l’époque de la débâcle des glaces, qu’ils s’ébaudissent pendant quelque temps dans nos eaux dégourdies, pour s’élancer un beau matin vers le nord, où ils vont faire leurs nids, en franchissant des dizaines de lieues d’un seul coup d’aile. Ils descendent, en tournoyant, vers un lac libre, comme s’ils suivaient un escalier tournant ; et là, ils déposent, inconscients et peu jaloux, n’ayant pas eu d’amour à leur sujet, des œufs complets d’où la chaleur et la lumière feront jaillir la vie. C’est ainsi que les eaux douces du bassin de l’Atlantique se sont graduellement peuplées de perchaudes, depuis la Géorgie jusqu’au Labrador, pendant que les eaux du bassin de l’océan Pacifique en sont privées, la haute et longue barrière des montagnes Rocheuses empêchant nos canards noirs d’aller en semer par là.

En Europe, on accuse souvent les maraudeurs de se venger des propriétaires d’étangs nourrissant truites ou carpes, qui les ont fait pincer, en y semant des œufs de perches communes qui détruisent à net tous les alevins, lorsque, en réalité, c’est le fait d’un vol de canards descendu dans l’étang, durant une nuit, y déposant des œufs de perchaudes ravageuses.

Peu de poissons ont un aussi vaste domaine que la perchaude, un domaine qui, de plus, tend à s’agrandir tous les jours et, cependant, elle n’a que des stations temporaires, elle est toujours prête à décamper, sans regrets comme sans calcul, bien différente en cela de la truite et du saumon, dont les nids sont rigoureusement cadastrés, et se transmettent en héritage de père en fils. Elle vit par troupes assez nombreuses, à peu près de la même taille ou du même âge, allant d’un lieu à un autre, à la façon des Bohémiens, accueillant sans humeur des crapets mondoux, des crapets jaunes, des ides et des chevesnes d’un âge et d’une force respectables. Ne lui parlez pas de berceau, de foyer, de patrimoine. Elle a vu le jour, la pauvre perchaude, sur le bord du chemin, dans un hamac de fine dentelle et de perles, suspendu entre deux racines d’algues mortes ou entre deux cailloux ; gentille percherette, elle a jailli d’une de ces perles, pour tomber à l’abandon, sans protection, sans parents, épeurée pour ainsi dire avant de naître, tant il y a d’ogres la guettant à son premier mouvement.

À peine sont-elles nées, qu’on les voit chercher la société des petits de leur espèce et de leur âge, et former des compagnies nombreuses bientôt décimées par des ennemis de tout genre. Pourquoi se réunissent-elles ainsi ? Il nous est avis que ce n’est ni par instinct de protection mutuelle ni par amitié, mais simplement par appétit, chaque petit portant sur soi