Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/529

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
500
LES POISSONS

mouches sont en grève pendant que les poissons les narguent du fond de l’eau. Et quelle mouche va oser s’attaquer à ces canailles de huananiches dans les dispositions où ils sont ? J’en vois un qui s’enlève à six pieds en l’air, risquant ses lèvres aux déchirures du fer ; j’en vois un autre qui scie l’eau comme avec une faulx, un troisième culbute au-dessus d’une chute pour rompre la ligne dans le chaos. Et même, serait-il pris, ferré et enferré par la langue et la mâchoire, que je ne m’y fierais pas encore. Brebis comptées le loup les mange, dit le vieux canadien. La lutte contre un huananiche est un duel à mort. On ne connaît le vainqueur que lorsque le vaincu est couché sur le pré, par blessure, par lassitude ou épuisement. On rapporte que des captures fréquentes de huananiches se font dans le Saguenay, surtout au pied de la grande chute de Chicoutimi. Cela ne doit étonner personne ; tous les animaux ont des maladies et tous ont aussi des hôpitaux. Un huananiche blessé ou malade a pu descendre à la mer par la Grande-Décharge, puis, une fois rétabli, revenir d’instinct vers la patrie, et se laisser pincer sur la première marche qui y conduit.

Avant l’ouverture du chemin de fer du lac Saint-Jean, les colons pêchaient un peu au printemps, durant les semailles, bien contents de faire une provision de fine chère pour tous les jeûnes de l’année, mais durant l’été, la belle saison de pêche, il n’y avait plus personne sur l’eau, sauf peut-être par-ci par-là, le vaillant colonel Rhodes, ou mon ami Gregory, ou le bon curé Auclair. C’est auprès de la Grande-Décharge que M. Gregory venait entendre le rossignol du Canada dans la voix de la grenouille ; M. le curé Auclair se plaisait, lui, à pêcher le magnifique éperlan du lac Kinogami tout en courtisant le huananiche du lac Saint-Jean ; et le colonel Rhodes, en sa qualité d’officier anglais et de beau pêcheur ne pouvait s’empêcher de donner la préférence au saumon contre le huananiche.

Toutefois, alors comme aujourd’hui, le huananiche, imitant les mœurs du saumon, se retirait en septembre ou octobre, sur les petites grèves cailloutées des hauts-fonds, à mince filet d’eau, attendant pour cela, dans l’intérêt de la couvée, que ses plus terribles ennemis, comme le brochet et la lotte, saisis par le froid, eussent gagné les profondeurs ; alors comme aujourd’hui, on pêchait, au printemps, dans la débâcle et derrière le train des glaces ; ensuite, durant l’été, aussi longtemps que le poisson mordait, les lois gardant le silence sur les méfaits des maraudeurs. Les œufs une fois déposés, les parents se retiraient au fond du lac, où souvent ils étaient dévorés par la lotte ou le brochet. Les entrailles de ces monstres ont enfoui maintes fois les carcasses des beaux bateleurs, qui, la veille, s’enlevaient, d’un coup de queue, au-dessus d’une chute de douze pieds.