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L’ATIKKAMEK

n’a pu s’en assurer. À l’automne, avant la saison du frai, il perd toute proportion raisonnable, et devient comme difforme. La tête, guère plus forte que celle d’un hareng (attachée à un corps aussi élevé et épais que celui d’une alose), paraît s’enfoncer entre ses épaules, et il devient si gras, à cette saison, qu’une grande portion de sa graisse se perd en rôtissant, ou si vous le faites griller, il est difficile de l’empêcher de s’enflammer sur le gril, quoique, au commencement de l’été, comme je l’ai vu moi-même au Sault-Sainte-Marie, il soit de formes symétriques ; mais même alors la petitesse de sa tête est déjà remarquable.

D’après son apparence extérieure, il serait difficile de prendre le poisson blanc pour un des membres de la famille royale des salmonidés, son adipose dorsale étant le seul signe caractéristique qu’il ait de commun avec le saumon. Sa petite tête et sa petite bouche édentée, si différentes de la puissante mâchoire et de la formidable dentition appartenant au genre saumon, démontrent qu’il est un habitant des grandes profondeurs, gagnant paisiblement sa vie, et autrement que la truite dévastatrice vivant dans les mêmes eaux.

De fait, je n’ai jamais entendu dire que ce poisson ait mordu à l’hameçon, ou ait été capturé à la ligne de fond, si on ne tient compte de ses sauts à la mouche artificielle, et je ne crois pas que, ni « Frank Forester, » ni « M. Brown, » ni « Barnwell » puissent apporter aucune autorité valable à l’appui d’une pareille idée, quoiqu’ils en aient pu dire.

L’atikkamek ? Pourquoi ai-je nommé d’abord ainsi ce poisson ? Pourquoi ce nom sauvage avant un nom français ou avant un nom anglais, lorsque ces deux dernières langues sont celles de mon cœur et de mon pays ? C’est que ce mot sauvage qui vient d’un Poisson blanc rappelle un dernier héritage, un souvenir navrant que représentent les grands lacs du Canada. À ces riches Algonquins qui avaient ici de quoi vivre en princes nous avons enlevé leurs terres, d’abord, leurs troupeaux ensuite, et aujourd’hui nous tirons impitoyablement du fond de leurs grands lacs leurs derniers poissons, leur dernière bouchée. Demain, ils seront morts peut-être, mais qu’au moins ils s’étouffent avec une bouchée que leur langue aura connue.

Eh ! le saumon, le poisson royal des eaux douces du Canada, nous prête lui-même une histoire presque dramatique. Il habitait depuis des âges le merveilleux édifice de cristal du lac Ontario, lorsque l’industrie vint en gâter la face. Il y a plus de vingt ans de cela, mais il n’a pas pardonné l’injure, et on ne l’a jamais revu. Si le saumon n’a pas été