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LES POISSONS

voltige, affaire d’attraper une mouche, une manne, une libellule, une araignée, un papillon ou une chenille peut-être. Oh ! c’est un vrai festin de reine ! Puis, elles vont faire la sieste, au fond, sous ces longues herbes enlacées en parasol, en dôme, tendues contre les rayons du soleil, et la vague murmurante les endort sur un lit de sable doré.

Vous les voyez en troupes de même taille, des compagnes, des amies d’enfance, passer d’un taillis à un bocage sous-marins, s’arrêtant par endroits pour prendre langue, s’enquérir des lieux, jouir de la vue d’un paysage pittoresque, ou se mettre sous la dent quelques gardons appétissants. Et le soir, on se rend au casino, pour avaler force sorbets que leur verse la chute voisine, gracieuse naïade qui descend de la montagne, au-devant d’elles, son urne à la main, en robe blanche, et couronnée de fleurs et de fruits. Ce dolce farniente se prolonge, par une succession ininterrompue de piques-niques, de courses à l’aventure, de bonds hardis hors de l’eau, à la happe, à la gobe des mouches, se terminant parfois, hélas ! par un enlèvement violent qui rejette meurtris au fond d’une grossière embarcation, ces sybarites habitués aux molles caresses des flots. Cela n’empêche pas les compagnons de continuer leurs joyeux ébats, comme si de rien n’était. Ils ont l’instinct de la conservation, mais ils ne sauraient comprendre la mort ni en manifester de regrets. Pourtant, ils sont susceptibles d’apprendre ; dans les cours d’eau fréquentés par de nombreux pêcheurs les poissons deviennent défiants, éventent les amorces dangereuses, contournent filets et verveux comme en narguant les pêcheurs, et vont jusqu’à flanquer un coup de queue aux esches les plus appétissantes. La plupart des poissons aiment vivre en société, mais sans esprit de corps : au lieu de s’entr’aimer, de se protéger, ils sont plutôt portés à s’entre-dévorer.

Voici venir les froids d’automne ; la chaleur de l’été, emmagasinée dans les lacs et les cours d’eau s’échappe en vapeurs épaisses qui dessinent au matin, leurs contours dans le ciel, comme sur une vaste carte géographique. Les longues vacances de la truite commune sont terminées, et l’heure de l’amour — qui pour elle est l’heure du devoir et du travail — va sonner.

Vers le douze ou le quinze septembre, on les voit remonter les ruisseaux, gravir des chutes assez élevées, pour se rendre au lit de gravier où elles ont vu le jour, où leurs petits sont nés, où de nombreuses générations se multiplient, parfois, autour d’eux ; car la truite, comme le saumon, revient toujours, soit à son berceau, soit à son nid, si aucun obstacle infranchissable ne s’y oppose. Arrivée à l’endroit propice, ayant une profondeur d’eau de deux à trois pieds, avec un courant modéré passant sur un lit de gravier fin, la truite femelle chargée d’œufs commence par nettoyer la place des cailloux trop gros qui la gênent et pourraient rouler sur son nid en écrasant ses œufs : elle les pousse du museau ou les