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LA TRUITE COMMUNE

Après avoir échoué nos radeaux sur une grève de sable, nous nous acheminons à travers un bois touffu vers un bruit sourd venant de la montagne. Nous ne tardons pas à constater que ce bruit est causé par un ruisseau d’eau claire et froide courant vers le lac : « Arrive ici ! » me dit Paul. M’étant approché en tapinois, j’aperçus dans un bassin ovale d’environ quinze pieds sur dix une masse grouillante de truites, de beaucoup plus belles que celles que nous avions capturées dans la matinée. Combien y en avait-il ? De vingt-cinq à trente mille peut-être, mais à coup sûr, pas moins de dix mille. Je leur allongeai ma mouche à travers les branches : aucune d’elles ne parut en faire de cas. « C’est inutile d’essayer de les pêcher, » me dit Paul, « elles ne mordront pas, car elles sont rassasiées d’insectes. Retournons au lac, voici l’heure où les grosses vont surgir du fond pour prendre leur bain d’eau fraîche. Celles-là sont en appétit, et tu vas voir si elles mordent : on dirait vraiment qu’elles font des provisions pour le temps d’un jeune qui approche. »

À peine le soleil avait-il disparu derrière les montagnes de l’ouest, que Paul, debout sur son radeau, fouettait déjà les eaux assombries du lac, en y faisant danser une mouche blanche et jaune. Au troisième ou quatrième coup de ligne, il avait déjà piqué une truite. « Je la tiens, » me dit-il, « et c’est une rôdeuse, je t’en réponds. » La ligne sifflait en coupant l’eau en zigzags ; l’eau bouillonnait par moments, quand le poisson venait se tordre à la surface. Paul tenait toujours bon ; pendant que j’admirais son sang-froid et son adresse, lui, l’œil à l’autre bout de sa ligne, le bras en mouvement comme un ressort, tour à tour tordu ou relâché, était absorbé tout entier par cette lutte où le vainqueur n’est pas toujours du côté de la force et de l’intelligence : enfin, il amène sa proie, elle ne se défend plus que par instinct ; enlevée, la voilà dans le panier : ouf ! saperlote ! quel coup de ligne !

On n’appelle plus ça une truite, c’est un vrai saumon. Celle-là devait être un chef de file, car à partir de ce moment la procession s’avança sur nous sans discontinuer, — ne se dérangeant qu’au bruit, au fracas que faisaient celles que nous tenions enferrées. Nous les entendions grouiller sous nos radeaux qu’elles frôlaient en se rendant à la décharge du ruisseau. Nos mouches n’avaient pas encore touché la surface de l’eau que trois ou quatre truites s’élançaient pour les saisir. On sentait qu’elles se battaient ensuite en dessous, pour les avoir. J’en perdis un grand nombre par précipitation ; la main exercée de Paul n’en manquait aucune. En deux heures j’usai quatre mouches, et Paul autant. À la fin, lassé à la tâche, j’abandonnai la partie : j’avais les bras rompus, et les jambes me flageolaient : « C’est assez, dis-je à Paul, allons-nous-en.

— Soit, me répondit-il, mais comprends-tu maintenant, comment, étant seul, hier soir, et entendant les truites bruire sous moi par légions,