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LA TRUITE COMMUNE

se roula en rond de chien près du feu, et moins d’une minute après il ronflait à rendre jaloux les huahuarons les plus sonores du Tintareh.

Paul passa la première partie de la nuit tourmenté par le cauchemar. Vers deux heures du matin, j’éveillai le père Lenègre pour lui faire attiser le feu et pour qu’il veillât à son tour. L’atmosphère humide, étouffante, présageait un orage prochain. Je m’endormis tout de même sans inquiétude sous la garde de notre guide, tout à fait remis de sa fatigue. Combien de temps notre somme dura-t-il ? Je ne saurais le dire, mais je m’éveillai aux éclats de rire de Paul qui retirait le père Lenègre d’une flaque d’eau noire comme l’encre, remplaçant le brasier si ardent quelques heures auparavant. Sauf un hoquet prononcé attestant chez lui la vie, le pauvre vieux n’avait rien dans la couleur qui permît de le distinguer des bûches carbonisées qui l’entouraient. Du reste, pas un brin de mal, en apparence.

Qu’était-il arrivé ? Le père Lenègre, nous voyant endormis, aura entamé un bout de conversation avec de Kuyper ou Molson, deux intimes de vieille date qu’il avait sous la main. L’orage l’aura surpris, pendant qu’il était sous le charme de leur éloquence, et croyant s’abriter sous la campe, il se sera roulé dans le brasier… déjà éteint, heureusement. La face et les mains couvertes de charbon, le père Lenègre n’avait jamais si bien porté son nom.

— Mais dis-moi donc, demandai-je à Paul, qu’avais-tu hier soir ? Le père Lenègre prétendait que tu avais vu le diable ou que tu avais entendu passer une chasse-galerie.

— Le père Lenègre ne s’est pas trompé : si je n’ai pas vu le diable, je l’ai du moins senti remuer sous mes pieds ; quant à la chasse-galerie, je l’ai si bien entendue qu’elle me tinte encore dans les oreilles. Mais as-tu vu ma pêche ? Viens au radeau que je te la montre.

Nous descendîmes au radeau échoué à la rive, et dans un grand baril d’écorce de bouleau servant de siège, je vis une quarantaine de truites de quatorze à quinze pouces de longueur : le baril en était presque rempli.

— Où as-tu pris cela ? dis-je, émerveillé.

— Je te montrerai l’endroit, ce soir, et tu comprendras pourquoi je suis arrivé hier, ici, presque sans connaissance et agissant comme un fou : d’ici là, nous irons par le rétréci pêcher dans les deux élargissements du nord et de l’ouest.

Paul avait de l’expérience comme pêcheur à la truite ; il devinait les bons endroits : ce jour-là, le temps étant trop calme pour pêcher à la mouche, force nous fut de nous rabattre sur les vers, à notre grande humiliation. Car, autant il est galant, de bon genre, sportsmanlike, de pêcher la truite à la mouche, autant sa pêche amortie, au fond, est vulgaire et justement dépréciée.