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LES POISSONS

dans les talons. Paul devait apercevoir notre immense flambeau où se tordaient deux grands arbres représentant au moins une corde de bois ; pourquoi ne s’annonce-t-il pas ?

— A-t-il pris le fusil ? demandai-je au père Lenègre.

— Eh non ! me répondit-il… s’il l’avait pris, je comprendrais son silence ; c’est qu’il guetterait un ours, un gibier quelconque, mais il n’a que sa ligne, et… quelle heure est-il à peu près ?

— Passé dix heures, je crois.

— C’est un lac traître, reprit le père Lenègre, plusieurs chasseurs s’y sont perdus… c’est l’eau que je redoute.

Juste à ce moment un cri sinistre, un cri d’appel au secours, un cri de mort, comme on dit vulgairement, se fit entendre par l’autre côté du lac, à une distance de près d’un mille.

— Dieu soit béni ! dit le père Lenègre avec des larmes dans la voix ; on est toujours sûr qu’il n’est pas noyé.

— Il n’est pas noyé, c’est vrai, mais il a crié comme une âme en peine ; il faut lui répondre, Pierre.

Le vieux trappeur poussa un hou ! hou ! prolongé aux échos des montagnes ; puis il aviva les flammes du brasier de cinq ou six longerines d’épinette sèche. De n’importe quel point du lac, Paul devait apercevoir ce gigantesque flambeau et se diriger facilement sur sa lumière.

Cependant, il y avait bien une demi-heure que nous étions là, Pierre assis près du feu, harassé, le front dans sa main, cognant des clous : moi debout dans la coupole lumineuse du foyer, l’œil ouvert vers la nuit épaisse, impénétrable, qui couvrait le lac, lorsque je perçus, venant de loin, un clapotis, un léger bruit de pagaie dans l’eau. C’était Paul qui ne tarda pas à émerger, avec son radeau, du fond de la bouteille à l’encre, où nous le croyions perdu sans retour. En touchant le rivage, il s’élance du radeau sur la grève, gravit le talus en deux bonds, et sans proférer une parole, il va se jeter de son long sur le lit de branches de sapin qu’éclaire et réchauffe notre brasier.

J’allai m’asseoir près de lui, et le touchant à l’épaule, je lui dis : « Paul, qu’as-tu donc ? veux tu une goutte de brandy, une tasse de thé, manger une bouchée ? Les perdrix sont excellentes. »

Pas de réponse, pas un mot : seulement, il se pelotonna les bras plus fermes autour de la tête, nous tourna le dos, de manière à nous faire comprendre qu’il ne voulait rien voir, rien dire, ni rien entendre.

Pierre se contenta de dire : « Il a vu quelque chose, une chasse-galerie peut-être, ou bien il est malade. On ferait bien de le veiller.

— C’est bien, lui répondis-je, tu es plus fatigué que moi, couche-toi pendant que je ferai le quart. » Le pauvre vieux, qui tombait de fatigue,