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LA TRUITE COMMUNE

Oncques ne vis-je autant de perdrix qu’en cet endroit : nous en tuâmes plus d’une douzaine perchées sur les branches des arbres aux abords du sentier que nous suivions : nous aurions pu tout aussi bien les prendre à la main que les tirer, les cueillir pour ainsi dire comme des fruits, tant elles étaient peu farouches.

Rares étaient les pêcheurs des villes qui tentaient l’escalade du lac, par ce côté : ils préféraient de beaucoup s’y rendre en voiture, en faisant un détour de plus de deux milles. Toutefois, nous avions eu des devanciers, et cette année même, comme l’indiquait une inscription ayant tout l’air d’un défi marqué à la sanguine sur l’écorce d’un bouleau bien en vue, nous lisions : « John Patton and R. Trodden caught 21 dozens of trout on lake Tintareh, in two days, fishing July 24th, 1877.

— Crois-tu cela ? demandai-je à Paul.

— Je le crois, me répondit-il, les sportsmen anglais parlent peu, mais quand ils parlent ils disent la vérité. Du reste, j’accepte leur défi. Ou je me trompe fort ou tu verras que dans deux jours, en repassant par ici, nous pourrons rabattre l’arrogance de ces messieurs par un chiffre plus élevé et non moins vrai que celui qu’ils ont affiché.

Arrivés au lac, nous trouvâmes nombre de radeaux solides et bien faits, échoués à la rive. Nous en choisîmes chacun un, le père Lenègre, notre guide, Paul et moi, parmi les plus légers, les moins trempés, et nous entreprîmes la traversée pour aller camper à la pointe. Il faut dire que le lac Tintareh se compose de trois nappes d’eau quasi circulaires, reliées entre elles par des rétrécis, l’image d’un trèfle sans pédoncule.

Une fois campés, ayant encore du jour devant nous, pendant que le père Lenègre faisait du bois pour le bûcher de nuit, Paul et moi partîmes, chacun de notre côté, à la recherche des endroits de pêche. Étant né et ayant presque toujours vécu jusque-là dans le district de Montréal, je n’avais qu’une très mince expérience de cette pêche. Aussi quelques heures plus tard, je revenais au camp bredouille ou à peu près. Le soleil disparu derrière un pâté de montagnes ne donnait plus de lumière que par réfraction. Où est Paul ? dis-je au père Lenègre.

— J’sais pas, j’sais pas ; il est allé par là, et je ne le vois plus : le boingre d’enfant va se laisser prendre par la nuit, et il va faire noir comme sur le four : pas de lune, voyez-vous, ce soir.

La nuit vint, en effet, sans nouvelles de Paul, une nuit noire, sans lune, sans étoiles, écrasée de ténèbres entassées : pas un souffle, pas un bruissement dans l’air ; la nature oppressée ne respirait plus ; seul, notre brasier, nourri d’épinette sèche, pétillait, ronronnait et crevait de sa clarté le linceul funèbre qui nous couvrait de toutes parts.

Le père Lenègre m’avait passé une perdrix lardée, cuite à point, et je n’y touchais pas ; j’avais l’oreille ouverte vers le lac, et l’appétit refoulé