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LES POISSONS

En brisant sa coquille, le petit ne se dégage pas entièrement de l’œuf, il l’emporte avec lui, comme un barillet qu’il dépasse de la tête et de la queue, dans la fosse voisine où il va chercher un premier refuge ; il y puise encore la vie pendant plusieurs semaines. Lorsqu’il se sépare enfin de cette vésicule ombilicale, il n’a pas encore atteint la longueur d’un pouce. Rien, dans cet être chétif, timide, blotti dans les interstices des pierres, ne fait présager les brillantes destinées du grilse et du saumon.

Le saumon est-il polygame ? On serait porté à le croire par le nombre de mâles dépassant de beaucoup celui des femelles. En toute saison les femelles recherchent la société des mâles, ce en quoi le saumon diffère des autres poissons, ce qui tend aussi à corroborer l’avis émis déjà qu’il existe parmi eux un certain esprit de famille. Des pêcheurs du Rhin abusant de cet attachement, attirent les femelles dans des pièges qu’ils nomment pinces-à-saumon, placés autour d’un mâle muselé et attaché à une câblière.

Le saumon passant une moitié de sa vie dans nos rivières, et depuis la pratique de la pisciculture, naissant et vivant sous nos yeux, il semble que ses mœurs devraient nous être parfaitement connues. Cependant, il nous reste beaucoup de choses à apprendre sur sa croissance, ses pérégrinations, son séjour en mer, sa nourriture, son jeûne, la couleur de sa chair, les raisons qui le retiennent parfois dans les eaux douces durant l’hiver, la promptitude du voyage des smolts, son changement de costume de parr à smolt, de smolt à grilse, de grilse à saumon fait, autant de mystères que nous ne pourrons nous expliquer qu’en réalisant la suggestion humoristique de M. Russell :


« Je ne vois, écrivait-il, qu’un seul moyen de connaître à fond les mystères de l’existence de ces poissons : ce serait de réunir une députation de savants et de témoins consciencieux, de les engager à siéger sous l’eau pendant une couple de mois ; ils ouvriraient leurs sessions en novembre, en s’établissant près d’une frayère, au temps où les femelles œuvées vont déposer leurs œufs, dont ils suivraient, jour par jour, heure par heure, le développement, jusqu’à l’éclosion, pendant qu’un comité suivrait les saumons adultes, les grilses et les smolts dans leur descente à la mer, en surveillant leurs mouvements, et tenant note de leurs habitudes, de leur ordinaire, des dangers à courir, du caractère de leurs ennemis, des raisons qui déterminent leur retour. Les travaux d’observation terminés, cette députation pourrait nous présenter une solution raisonnée de tous nos doutes, de toutes nos objections, de toutes nos difficultés. Jusque-là, la science cheminera péniblement sur un fond d’hypothèses qui s’effondre presque à chaque pas sous ses pieds. »