Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
324
LES POISSONS

Faut-il croire que le saumon va passer le temps des fêtes en mer pour s’y goberger, s’y empiffrer jusqu’à tire-larigot, et que le printemps venu il sent le besoin de réduire, de rafraîchir son estomac enfiévré par les excès ? Smolt, il est descendu une première fois à la mer, mais il n’y est resté que peu de semaines ; encore faible, la tête lui a tourné de bonne heure, et c’est à la lueur de trente-six chandelles qu’il a réintégré le domicile paternel ; il y est retourné grilse ; plus vigoureux, il a pu tenir tête aux anciens, et depuis, à chaque hiver, un peu avant Noël, il n’a pas manqué de renouveler la même orgie ; qui a bu boira. Voilà ce qu’on dit du saumon… en Angleterre, comme ici, du reste.


MIGRATION DU SAUMON


Par bonheur pour lui — ce noble poisson — d’autres mobiles d’action dignes et généreux lui sont prêtés ailleurs. Des observateurs consciencieux sont d’avis que les vieux se hâtent de revenir, au printemps pour protéger leurs petits qui viennent de naître et qui sont distribués déjà un peu partout dans le cours d’eau qui les a vus naître — contre la dent de la truite, de l’anguille qui va bientôt se dégourdir, de la grenouille et de centaines d’autres ennemis. En route, les vieux enseignent aux grilses les endroits des chutes favorables à l’escalade, les lieux de repos, les dangers à éviter. Où le père a passé passera bien l’enfant, tel est le premier principe de l’éducation du saumon.

À défaut de lisières ou d’une main à tendre, ces pauvres bêtes n’ont que l’exemple à donner à leurs petits. Croyez bien qu’elles ne la leur ménagent pas ! Il faut les voir bondir, au milieu des chutes, comme des flèches d’argent lancées dans un tourbillon vert ou roussâtre, faire parfois une halte dans une fosse ménagée à point au milieu de la chute, puis rebondir de là et arriver à la surface unie quoique rapide qui voile le gouffre vu d’en haut ! Il faut les voir !

Ceux-là, qui s’élancent ainsi, sont les mâles, les pères, qui vont de l’avant connaître l’état du cours d’eau, savoir s’il y a des changements causés par des barrages, des rochers charriés ou renversés, des arbres entassés, des chaussées, crevées, afin que des mesures soient prises en conséquence. On a vu des masses de saumons tourner bride et abandonner à jamais une rivière aimée, sur une simple inspection des éclaireurs, des Pères de la Patrie !

C’est une leçon que la nature donne aux hommes. Aux mères, aux femmes, aux enfants, la protection entière des chefs de famille est due. Pour peu qu’ils aient du cœur, ils en sont indemnisés au centuple, aux