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LES POISSONS

dans le chaudron posé sur la flamme légère qui pétille, on ajoute sel, poivre, ail, champignons ; puis on verse crânement un bon broc de vin rouge agrémenté de deux verres de cognac. Quand l’ensemble est à point on ajoute le poisson.


Bientôt l’alcool s’échauffe, il s’allume, il flamboie,
Changeant la matelote en un grand feu de joie.
Alors, quand tout s’éteint, on met pour la finir,
Un beurre manié. C’est prêt. Il faut servir.


C’est ainsi que, « dans ses strophes gourmandes », le charmant poète-cuisinier Achille Ozanne chante sur sa lyre d’or la cuisson de la matelote.

L’anguille est peut-être la base de la matelote, la ressource, l’honneur et le délice de ce mets divin. On sait que cet agréable amphibie, gloire immortelle de la sauce tartare, a deux existences, deux demeures, deux couverts, deux régimes, déjeunant dans les eaux de petits poissons, soupant dans les près de sauterelles et de grillons. On sait que l’anguille, cette ondine des rivières, si exquise en pâté, est un anneau vivant dans la chaîne des êtres, un trait d’union entre les reptiles et les poissons, qu’elle s’élève d’un degré mystérieux dans la création en se glissant d’un monde dans un autre monde.

Mais on ignore peut-être la grave communication que des savants italiens viennent de faire aux Regii Lancei de Rome et qui serait un coup formidable porté à la matelote : il paraît que l’anguille possède un venin absolument semblable au poison des vipères. N’est-ce pas à faire reculer d’effroi la fourchette la plus vaillante ?

Heureusement pour les gourmets, ce venin terrible ne se trouve pas localisé dans la bouche de l’anguille, qui ne possède aucun organe pour l’inoculer à ses ennemis.

Aussi cet excellent poisson n’est-il qu’un empoisonneur pour rire ; son venin, bien réel, reste sans effet généralement sur l’homme. Tout d’abord, dans l’anguille consommée comme aliment, le venin se trouve détruit par la température de la cuisson, qui atteint cent degrés : notons ensuite que le poison de l’anguille, comme du reste celui de la vipère elle-même, est sans action sur les voies digestives. N’empêche qu’il serait prudent peut-être de ne pas accorder aux matelotes trop abondantes une confiance exagérée. Le venin de l’anguille pourrait bien résister à une cuisson légère et l’on n’est jamais sûr de ne pas avoir quelque lésion des muqueuses.

Songez que, d’après l’étude approfondie des savants en question, on a calculé qu’une anguille de deux kilogrammes renfermait dans son sang assez de venin pour foudroyer dix hommes !