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LES POISSONS

En un clin d’œil nous sommes sur le pont. Le vent souffle en tempête : devant nous la mer démontée, blanche d’écume, se rue à la côte avec rage, portageant par endroits jusqu’à cinq ou six arpents sur la plage.

— La mer défonce sur les battures, dit le capitaine, c’est un rude temps pour prendre la passe.

— Où est-elle, cette passe, capitaine ?

— Elle est là, à droite de ce groupe de maisons blanches. Large au plus de deux cents pieds, cette passe s’ouvre entre deux rochers coupés à pic, un peu en biais, ce qui fait que nous ne la voyons pas d’ici.

Mais les vagues sont de plus en plus brisées, les crêtes plus rapprochées, les fosses plus profondes. Heurté de flanc, de poupe, de proue, notre petit navire frémit dans toute sa membrure ; nous nous retenons des deux mains aux cordages, par crainte d’être emportés par les vagues furieuses montant à l’assaut de tous côtés à la fois. À quelques arpents devant nous se dresse une falaise escarpée sur laquelle nous nous précipitons dans une course vertigineuse ; c’est le naufrage inévitable, notre perte certaine.

— Mais, capitaine, où allons-nous ? s’écrie une voix navrée.

L’œil fixé sur le roc impitoyable, la main crispée sur la barre du gouvernail, le capitaine se contente de sourire, sans répondre :

— Lofez ! crie-t-il d’une voix forte et ferme ; et la manœuvre opérée, nous obliquons à gauche et nous voyons devant nous la passe que remplit une vague énorme. « Tenez-vous bien ! » crie le capitaine, et nous nous sentons enlevés sur les épaules de cette vague qui nous dépose à deux cents pieds de là, dans les eaux calmes de la petite Natashquan.

Dès que l’ancre a mordu le fond, le capitaine nous dit : « Regardez à vos montres, messieurs. »

— Il est cinq heures, capitaine.

— C’est l’heure que j’avais fixée pour notre arrivée, n’est-ce pas ?

— C’est vrai ! lui répondons-nous en chœur. Hourra pour le capitaine Fortier !

Mais lui, peu sensible à notre enthousiasme, reste les yeux tournés vers une chaloupe, montée par quatre hommes, qui se dirige vers nous à force de rames.

D’aussi loin qu’ils ont pu distinguer le capitaine, on entend une voix qui dit : « Je vous le disions bian que c’était lui. »

Une autre voix de reprendre : « Eh oui, c’est bian lui, et j’aimions mieux que ce soit lui que le diable, car il fallait que ce fût l’un ou l’autre pour entreprendre de sauter la passe par un temps pareil. »

— Arrivez ! mes amis, arrivez ! leur crie le capitaine ; pendant que deux grosses larmes coulent sur ses joues bronzées.