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L’ANGUILLE

davantage à exprimer mon opinion, en l’appuyant de raisons qui me sembleraient plausibles. Mais en réalité, un je ne sais quoi me dit qu’il y a quelque chose là qui doit profiter au pays, et, du fait que par vocation, par goût, je me suis occupé un peu spécialement d’ichtyologie et de pisciculture, on ne saurait trouver étrange que je prenne l’initiative d’un tel projet.

Quand je m’éveillai, vers cinq heures du matin, nous étions en face du cap Observation, un des points les plus élevés de l’île d’Anticosti. Un vent violent faisait tomber sur nous, du haut des falaises, de véritables coups de battoir, sous lesquels notre petit yacht faisait force révérences et saluts. Des masses de nuages gris, déchirés, en lambeaux, charriaient comme une armée en déroute, devant la face terne du soleil. Victor Hugo eût trouvé là une riche comparaison pour la déroute de Waterloo.

— Impossible de tenir plus longtemps, nous dit le capitaine, le vent est fait pour vingt-quatre heures, au moins : allons-nous capeyer pendant ce temps, au risque d’avoir un vent contraire après, lorsque nous pouvons mettre le cap sur Natashquan, et y arriver vent arrière, sans secousse, sans lutte, en moins de douze heures ?

Tous mes compagnons opinèrent pour Natashquan : il ne me restait qu’à me taire, à ronger ma déception en silence. Je ne devais pas voir les lagunes, ce jour-là.

Un coup de barre, et nous virons lof pour lof, en pointant droit au nord.

— Quelle heure est-il ? interroge le capitaine.

— Il est cinq heures du matin, répond quelqu’un.

— Cinq heures ? eh bien, à cinq heures de l’après-midi, nous jetterons l’ancre à l’entrée de la petite Natashquan.

Descendus dans notre carré, Têtu croit me consoler de ma déconvenue, en me promettant de relâcher à l’Anticosti, au retour. Je le laisse dire, en souriant d’un air de doute ; car je pressens que le voyage sera si long que personne d’entre nous ne songera à s’accrocher en route, en revenant. Voguant sur une mer houleuse, nous glissons vite sur les pentes et gravissons lentement les collines, allant tantôt à la course, tantôt au pas. Je prends des notes, j’essaie de lire : le Fond de la mer, de Saurel, puis je passe aux Contes de Marguerite de Navarre, sur lesquels je finis par m’endormir, pendant que mes compagnons sont une partie de euchre. À midi je m’éveille pour prendre une tasse de thé, mais les poussées et les heurts de la marche du yacht s’accentuant de plus en plus, je reprends la position horizontale et mon sommeil interrompu.

Je rêvais probablement d’anguilles, lorsque j’entends la voix du capitaine qui nous crie :

— Allons ! sortez de votre trou, venez voir la grande ville de Natashquan.