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L’ANGUILLE

froids, le même courant charriera leurs aînées à la mer, pelotonnées et engourdies, pour obéir à la rotation perpétuelle de la reproduction.

Jusqu’ici, nous ne connaissons que les marais nourriciers d’anguilles de l’Anticosti, mais il n’y a aucun doute qu’il en existe un grand nombre d’autres, dans le territoire du Labrador, qui vaudraient la peine d’être exploités. Autrement, il faudrait nier que cette montée pullulante soit du frai d’anguille. Mais la haute autorité de M. Coste est là pour attester que nombre d’étangs ont été repeuplés au moyen de la montée. M. Lepetite (?), conservateur du bois de Vincennes, confirme le fait par des expériences répétées. « D’après M. Millet, deux livres de montée, environ 3,500 anguilles filiformes, récoltées à Abbeville, au printemps de 1840, et jetées dans des canaux et des fossés creusés pour l’extraction de la tourbe, ont donné, en cinq ans, plus de cinq mille livres de belles anguilles. Cette production, alimentée par la même quantité annuelle de montée, se soutient.

Que l’alevin d’anguille serve de nourriture aux poissons, à l’anguille elle-même, aux oiseaux, aux crustacés, je le veux bien ; mais n’en réchappât-il qu’un seul sur cent que nos eaux en seraient déjà surabondamment peuplées. Si un quart de la montée parvenait à l’âge adulte, on verrait se réaliser la facétie du Gascon. « Figurez-vous, mon cer, que dans la Garonne, il n’y a pas d’eau, c’est tout poisson. »

Peu d’animaux ont autant que l’anguille des moyens de se protéger et d’échapper à leurs ennemis. Un enduit visqueux lui permet de glisser sous la main de l’homme comme sous la dent ou sous la griffe des carnassiers. Mince et allongée de forme, elle trouve facilement un gîte sous un caillou, dans des racines, sous des crônes, des pierres ou dans un lit de vase. Au besoin, elle se réfugiera dans des prés humides, elle quittera des eaux qui ne conviennent pas à son tempérament, pour aller en chercher d’autres à des distances considérables.

Quant à la protéger par des lois, l’idée en serait pour le moins bizarre. Car, depuis des siècles et des siècles, savants et pêcheurs se sont appliqués à la recherche du secret de la reproduction de l’anguille, et tous y ont perdu leur temps et leur latin. Or, pour protéger un poisson, il faut avant tout connaître l’époque où il fraie. Mais comment y arriver pour un poisson qui ne contient ni œufs ni laitance, tant et si bien qu’il est impossible d’en distinguer le sexe ? C’est bien là le cas de l’anguille. Sa reproduction est un mystère dont l’explication a échappé jusqu’ici aux longues et patientes investigations de la science et de l’observation.

C’est vraiment pire que l’histoire de l’œuf avant la poule ou de la poule avant l’œuf.

Donc, pêchez de l’anguille, pêchez-en tant que vous pourrez, sans crainte