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L’ANGUILLE

LA PÊCHE À L’ANGUILLE EN AVAL DE QUÉBEC


Au-dessous de Québec jusque dans le golfe Saint-Laurent, la pêche à l’anguille se fait bien différemment. Il est des années où elle rapporte de fort jolis profits.

Ici, l’anguille attend les heures de la marée montante, de nuit, pour s’approcher des rivages, où abonde le menu fretin, sous forme de lançons, éperlans, sardines, mulets, petites aloses, tommy cods, dont elle fait ses délices. Une fois repue, elle se laisse aller au gré du baissant et roule plutôt qu’elle ne nage vers la pleine mer. C’est dans ce retour, après la fête du rivage, que le pêcheur, qui n’est certainement pas honnête à son égard, va la surprendre, et l’attirer dans ses verveux à la suite de la blanchaille, dans laquelle elle donne un coup de dent par-ci par-là, par habitude plutôt que par appétit.

Les pêches à anguilles sont formées de deux barrières, en treillis serré, d’osier, fortement étayées, de cinq à six pieds de hauteur, ouvrant une gueule d’entonnoir vers la côte, ou si vous aimez mieux, une équerre en pente, de plus ou moins grande proportion, à l’angle de laquelle est ménagé un étroit goulot conduisant à une, deux ou trois de ces oubliettes que nous appelons des verveux, des guideaux, des coffres, que sais-je encore ? Car, vous vous doutez bien qu’on ne se gêne pas sur le choix des termes, lorsqu’on est si loin de l’Académie.

Or, voilà les coffres pleins d’anguilles, pleins à éclater, et la mer a passé, la mer a fui. C’est alors que le pêcheur, qui a préparé cette trappe à plus ou moins de frais, va cueillir à la main la récolte d’anguilles qu’il a compté faire, chaque jour, durant un mois ou trois semaines au moins, pour suffire aux besoins de sa famille d’abord, et ensuite — si le poisson donne franchement — pour s’entourer d’un luxe et de jouissances modestes, auxquels une vie rude l’a peu habitué.

Les coffres sont ouverts, et la masse grouillante, gluante, écœurante, d’aspect repoussant, va droit au cœur du pêcheur. N’eût-il trouvé que de dix ou vingt anguilles, il les eût rejetées à la mer avec dédain ; mais il y en a des centaines et des mille, et volontiers ils les baiserait une à une, parce que cette masse, c’est de l’argent, c’est de l’or, c’est la prospérité de la famille.