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LES POISSONS

besoin de se mettre du gras sur les côtes pour braver les rigueurs de l’hiver, sont des poissons blancs tout ronds, s’ils sont petits, par morceaux ou en libèches, s’ils sont gros, des quartiers de passereaux, des grenouilles, des écrevisses, des losanges de fromage de Gruyères, du foie de porc, des tranches de pommes de terre même, à défaut de mieux ; mais l’esche des esches, l’esche par excellence pour la barbue, consiste dans des morceaux de maquereau salé.

Il y a quelque cinquante ans, il n’existait pas d’endroits au Canada où cette pêche fût aussi abondante que dans l’Ottawa. Plusieurs semaines avant le temps de la pêche, le vieux (le père ou le grand-père), se rendait au bois pour y lever de l’écorce d’orme qu’il faisait bouillir pour en faire des câblières, ce qui lui prenait des jours et des jours suivant la longueur de la ligne dormante qu’il voulait tendre. La ficelle étant un article rare alors, on se servait de chanvre pour faire des empiles auxquelles on attachait des hameçons éhanchés, les seuls connus, et qui coûtaient bel et bien un ou deux sous la pièce. Un beau soir, la ligne dormante allait se coucher au fond, longue de dix, de douze, de quinze arpents, armée de cent à deux cents empiles, eschées d’ablettes, de grenouilles et de gardons. Le lendemain, dès l’aube, le vieux faisait la levée et, de retour, son canot étant rempli, il était fier d’éveiller les jeunes en les appelant à son aide pour transporter son poisson de la grève à la maison. En trois ou quatre nuits chanceuses, la famille s’approvisionnait pour jusqu’après le carême ; le surplus allait aux pauvres, les plus belles pièces au seigneur et au curé. C’était le bon temps. Aujourd’hui le rendement n’est plus le même, le seigneur est disparu et le curé est oublié !…

C’est que la petite graine de bran de scie, si petite qu’elle soit, si inerte, si dénuée de force en apparence, roulée au gré des flots, débris perdu sans espoir de retour, a fini cependant par détruire ou chasser nos plus gros, nos plus vaillants poissons.

Où sont la truite, le saumon, l’esturgeon, le maskinongé, cette armée de barbues montant processionnellement jusqu’au seuil des Chaudières au milieu des eaux limpides des Laurentides, sous les ombrages des plus belles forêts du monde ?

Mais où sont plutôt les ormes, les chênes, les pins orgueilleux qui faisaient la richesse et la grandeur de ces forêts ? Tombés, hélas ! sous le grain de blé, le grain de mil, comme nos grands poissons, partis aussi chassés, hélas ! devant la moulée de scie.

On a beau dire que la navigation, les chaussées, un nombre exagéré de filets, détruisent ou détournent le poisson de la rivière Ottawa, j’affirme que le bran de scie est le grand coupable de cette dévastation.