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L’ALOSE

et les glaces des montagnes entretiennent longtemps la fraîcheur des rivières qu’elles alimentent.

Corps très mince, tête petite, œil grand, noir, remarquablement beau, bouche large garnie de petites dents, mâchoire inférieure plus avancée que la supérieure qui est échancrée à son extrémité, langue blanche marquée de petits points noirs ; l’adaptation bizarre des deux mâchoires est un des traits distinctifs de ce poisson. L’alose de l’Amérique du Sud jusqu’à la Delaware a la dorsale tachée de noir comme l’alose d’Europe : plus au nord cette nageoire est simplement grisâtre : ventrales blanches, carène du ventre dentée et couverte de lames transversales. Les écailles dures et terminées par une pointe aiguë se continuent jusque sur la queue. Dos vert olive pâle, avec des reflets dorés et irisés ; flancs, gorge et ventre nacrés à reflets un peu verdâtres et comme dorés. Ce clupe atteint jusqu’au poids de six, huit livres et même plus. La femelle est toujours plus grosse que le mâle. D’après ce portrait n’ai-je pas raison de dire que c’est un poisson noble, de haute lignée. La troupe est en route vers le lieu natal conduite par les anciens, pilotes d’une longue expérience, suivis du gros de la colonie précédant les jeunes couples qui revoient après trois années d’absence des eaux qui leur sont chères, mais qu’ils ne reconnaissent plus. Les vieux, prudents, avancent d’une nageoire mesurée, inspectant le ciel et le fond de la rivière, évitant les grands courants, prêtant l’oreille au moindre bruit, inquiets, troublés pour une pierre qui roule, un copeau qui passe, une mouche qui tombe… lorsque tout à coup le tonnerre éclate sur leur tête. Aussi vifs que l’éclair qui vient de déchirer la nue, ils se dispersent et s’élancent au fil de l’eau dans la direction de la mer, allant, fuyant toujours dans une course précipitée, folle, aveugle tant qu’ils entendent gronder le ciel sur eux. Des orages répétés pourront retarder l’époque du frai pendant des jours et des semaines. Ils arrivent enfin sur la plage dorée où ils vont déposer leurs œufs, au nombre de 25, 40, 50 et jusqu’à cent mille. Après des ébats répétés pendant plusieurs jours, les couples étant à fleur d’eau, ne laissant percer que leur dorsale au-dessus, par un beau soir, entre le soleil couchant et onze heures, se laisseront choir doucement au fond, et le lendemain le mystère de la reproduction sera consommé.

Très défiante, l’alose se préoccupe du moindre changement dans le lit de la rivière, d’un caillou déplacé, d’un corps d’arbre échoué, d’une écluse, d’une chaussée. Il lui faut peu de chose pour la détourner de sa course et lui faire renoncer à la patrie. Avant l’ouverture du canal de Beauharnois, en 1843, l’alose abondait tellement sur la rive sud du fleuve, en cet endroit, qu’on l’amoncelait sur les rives où elle pourrissait en