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LES POISSONS

besoin d’une nourriture autrement substantielle, et cette nourriture leur sera fournie par l’esturgeon.

Est-il à croire qu’un homme de chantier puisse se contenter de poisson blanc qui file sans s’arrêter dans l’estomac, lorsqu’il fait l’abattage ou l’équarrissage à la petite ou à la grande hache, lorsqu’il promène les bois flottants sur des eaux torrentueuses, de gouffres en gouffres, dansant sur l’abîme, se jouant dans les flots, acrobate, rameur, nageur, flotteur, plongeur, ingénieur, tout cela presqu’à la même minute, en un clin d’œil pour ainsi dire ? Pour réparer une pareille dépense de forces, il faut nécessairement une nourriture riche et abondante telle qu’on la sert dans les chantiers canadiens, qui ont été de longtemps et qui restent encore autant de pépinières de colons. Quel est le menu ordinaire d’un chantier ? Le matin, au déjeuner, du lard ; le midi, au dîner, du lard ; le soir, au souper, du lard, et les dimanches et jours de fête, pour régal, du lard encore, mais du lard aux haricots, de ce fameux pork and beans aujourd’hui en vogue dans les gargotes de nos grandes villes. Du jour où l’homme de chantier, prenant de l’âge, se décide à faire une fin avec Jeanne ou Berthe, la fille du voisin, pour aller s’établir sur une de ces terres du nord, témoin de ses exploits de jeunesse, dont il sait apprécier la valeur, ce n’est ni le poisson blanc, ni le namaycush, ni le brochet, ni le maskinongé, ce n’est pas même l’achigan ou le bars qui pourront remplacer la nourriture substantielle qui fait son ordinaire depuis dix ou vingt ans peut-être. Ce n’est pas la première ni la deuxième année qu’un commençant peut compter faire son lard à travers les souches des pins, des merisiers et des chênes abattus pour faire place au grain de blé, à l’orge, aux pois et autres plantes indispensables à la production du lard. Pour remplir sa tâche vaillante, mais rude à l’extrême, il faut que le colon ait une alimentation des plus généreuses. Le lard lui faisant défaut, il se contenterait volontiers de bœuf, mais il n’a le plus souvent qu’un bœuf et une vache, deux auxiliaires indispensables à la famille et au défricheur, à la famille pour le lait que donne la vache, au défricheur pour le déplacement de la forêt, opéré avec le concours du bœuf, transportant deçà et delà les billots, les branchages, les souches, afin d’ouvrir une éclaircie aux rayons du soleil et aux bénédictions du ciel, afin de faire un trou dans la forêt pour y loger des berceaux à la place d’antres de bêtes fauves.

Il est admis généralement que la chair de l’esturgeon réunit les qualités comestibles et nutritives du lard et du veau ; admis également que ce poisson fournit la matière première de diverses industries domestiques d’une importance assez remarquable — l’ichtyocolle et le caviar entre autres — lors, il me semble qu’un essai devrait être tenté, dès cet automne, pour esturgeonner le lac Saint-Jean et la série des lacs à fond