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L’ESTURGEON

Par l’avenue de l’Ottawa, l’esturgeon se rend jusqu’au lac Témiscamingue ; les grands lacs du plateau central sont occupés par de simples colonies de ce poisson exceptionnellement supérieur, au point de vue canadien, lorsqu’il devrait y prendre la première place. Entre le Labrador et le lac Témiscamingue, il n’existe pas d’esturgeons sur la croupe des Laurentides ; entre le lac Témiscamingue et le lac Winnipeg, en suivant les mêmes pentes, il n’y en a pas davantage.

Qu’on me permette, ici, de soumettre au public canadien une idée que je crois philanthropique, au sujet de l’esturgeon.

Nous avons vu que pour les peuplades de l’Oural, du Don, du Dniéper, des bords de l’Aral, de la mer Caspienne, de la mer Noire, l’esturgeon est un poisson national, un emblème, un totem comme l’est le castor pour le Canadien-Français. Ils en sont leur alimentation journalière ; ils en retirent des produits industriels universellement convoités ; ils l’estiment comme don du ciel, le rapprochent de la main de Dieu, en en portant la dîme aux popes ; ils savent aussi l’apprécier économiquement et même politiquement, puisque le premier plat de caviar est expédié, carême prenant, par la diligence, à grand renfort de guides, à l’épouvante, à Saint-Pétersbourg, au czar des Russies, qui attend debout, en grand costume, dans la plus belle pièce de son palais, l’humble déjeuner que lui apportent les enfants de Schamyl, du fond des steppes du Don ou des hauteurs du Caucase. Jusque-là, dans toute l’étendue de l’empire, personne n’a osé toucher à ce mets savoureux, désiré de tous. Le premier coup de fourchette de l’empereur donne, ce jour-là, à plus de cent millions d’hommes le signal de se mettre à table. En échange de ce tribut, le czar couvre de la plus ample protection le poisson qui nourrit et enrichit ses soldats pêcheurs.

Eh bien, le même poisson existe au Canada dans le thalweg du bassin du Saint-Laurent, depuis son estuaire jusqu’à la baie du Tonnerre ; il peuple les lacs nombreux du Manitoba et des Territoires du Nord-Ouest qui se déversent dans la baie d’Hudson ; il abonde dans les grands lacs de la Colombie Anglaise, et pour y croître et s’y multiplier il n’attend que des lois de protection judicieuses et sévères basées sur une connaissance approfondie des mœurs et de la valeur de ce poisson. Il importe surtout de le répandre dans les lacs innombrables des cantons du Nord en voie d’établissement, depuis la vallée du lac Saint-Jean jusqu’aux frontières ouest de la province d’Ontario. Si l’on voulait m’en croire, on se hâterait d’en transporter quelques centaines au lac Saint-Jean. La pêche en serait rigoureusement prohibée pendant quatre ou cinq ans. Le poisson s’y acclimaterait promptement, il trouverait dans les profondeurs du lac un refuge où passer l’hiver, un fond vaseux pullulant