Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
169
LA PETITE-MORUE

ouvert, à travers la glace déchirée en tous sens pour y plonger des filets ou des engins ravisseurs. Le produit de cette pêche est surtout absorbé par Trois-Rivières d’abord, Montréal et Québec ensuite. Quand arrive le petit-poisson, les commerçants sont radicalement dévorés par les gourmets de ces trois villes. De fait, sa chair rôtie ou bouillie est d’une délicatesse incomparable. Ottawa, Saint-Jean, Saint-Hyacinthe, Valleyfield et nos autres villes sont bien sous l’impression que leurs commerçants les servent à souhait, de petite-morue, et ils n’ont pas tort, mais leurs petites morues sont loin de valoir le petit-poisson de Trois-Rivières qu’on nous apportait aux portes, il y a trente ans, dans toutes nos campagnes, depuis Québec jusqu’à Saint-Zotique, et que nous avons appris à trop bien connaître pour le confondre avec son congénère des provinces maritimes qui envahit la plupart des marchés. La petite-morue des eaux de l’Atlantique est bien le même poisson que le petit-poisson de Québec, de la rivière Saint-Charles et du Saint-Maurice, mais ce dernier a sur l’autre l’avantage d’être passé de l’eau saumâtre en eau douce où il s’est dégorgé, où sa chair s’est débarrassée des impuretés d’un milieu constamment brassé par les marées, pour devenir d’une blancheur laiteuse, pendant que le tom-cod d’en bas montre une chair jaunâtre d’un gout un peu rance. Le petit-poisson a le ventre blanc pendant que l’autre a le ventre jaune. Sachez les distinguer.

À Québec, la pêche à la petite-morue commence aux Rois, comme à Trois-Rivières, mais elle ne se fait qu’à la ligne, dans la petite rivière Saint-Charles, depuis son embouchure jusqu’à l’hôpital de la Marine. Le poisson arrive à heure fixe, avec une exactitude quasi officielle. Vous l’attendez à coup sûr, dans une maisonnette chaudement installée sur la glace, au milieu d’un groupe d’amis, ou en famille, distribués dans deux ou trois pièces meublées, qui jouant aux cartes, qui devisant de politique, qui vidant un verre, à côté des pêcheurs de vocation occupant en vis-à-vis deux bancs de dix à douze pieds de longueur, donnant sur une coupe de même longueur et d’une largeur d’un peu plus d’un pied, pratiquée dans la glace. Le pêcheur tient de chaque main une ligne munie de deux hameçons petits plutôt que grands et lestée d’une forte cale. On esche avec des morceaux de foie de porc frais, le plus frais possible.

Nous sommes à une heure de montant ; attention ! les amis, visitez les esches, soignez vos lignes, le poisson monte. Nos lignes vibrent sur leur plomb, la cabane craque sous l’épaule du courant, les yeux plongent dans l’eau bouillonnante, fouillant les ténèbres… lorsqu’un poisson — j’allais dire un éclair — en jaillit, un poisson de huit pouces de longueur qui suffit pourtant à exalter les esprits jusqu’au délire.

En voici un, j’en ai un autre, tiens Paul en a deux, une ramée… et cela dure jusqu’à l’étal. Il est minuit, une heure, je suppose ; on prend